mercredi 29 mai 2019

*Nous, l'Europe


Nous, l'Europe

LAURENT GAUDÉ 
Nous, l’Europe
 banquet des peuples

 ACTES SUD



*****


ceux et celles qui, plongés dans les tourments de l’Histoire, ont prononcé ce mot, “Europe”, avec ardeur




  SI VIEUX SI JEUNES




Sommes-nous vieux ? 
Sommes-nous jeunes ?  
Quel âge avons-nous vraiment ?
 Parfois vieillards, 
Parfois jeunesse élancée,
 Nous sommes les héritiers de tant d’années accumulées. 
Longue fossilisation de langues, de cultures ,
 Dépôts successifs de tant de passés qui se sont mélangés, enrichis, superposés, 
Des strates de guerres, 
De commerce, 
D’échanges De conquêtes.
 Nous sommes fils et filles de la sédimentation des siècles. 
Quel âge avons-nous vraiment ?
 Les frontières ont bougé,
 Les pays ont grandi, 
Les empires, chuté. 
Nous sommes traversés d’un long fleuve d’Histoire qui nous donne l’épaisseur du temps.
 Peut-être sommes-nous cela : des enfants vieux,

 Alliance de la fatigue et de l’enthousiasme. 
Qui peut désigner le jour exact de notre naissance ?
 C’est dans le XIXe siècle qu’il faut aller fouiller.
 Entrailles de modernité, 
Boulons, marteaux et fièvre, 
Nous sommes faits de la même chair, de la même nervosité. 
Siècle de conquêtes et de sueur, 
De progrès et d’exploitation.
 C’est dans le XIXe siècle qu’il faut fouiller parce qu’il est comme nous :
 Il a inventé trop vite, 
A pensé trop fort.
 Il faut plonger dans son ventre sale, 
Sentir dessous ses bras d’usine, 
Écouter sa voix cassée d’avoir trop hurlé sur les barricades.
 Le XIXe siècle, parce que c’est le siècle du vertige et de l’appétit,
 Bascule entre deux mondes, 
Chancellement face à tant de nouveautés et de grondements. 
Quel est le jour de notre naissance ?
 Il faut le décider, alors je dis :
 Palerme, le 12 janvier 1848.
 Quelque chose veut naître en ce jour lointain, 
Quelque chose qui pousse, 
Jusqu’à faire voler en éclats les vieilles couronnes.
 Quelque chose va naître 
Et ce sera d’abord rouge et grimaçant. 
Ça sentira les viscères et la sueur mais c’est neuf.
 Palerme se soulève

Et c’est la première ville à appeler le Printemps des nations. 
Nous sommes nés de l’utopie et du mécontentement. 
Écoutez les philosophes, les agitateurs, les révolutionnaires qui vont d’une capitale à l’autre. 
L’insurrection gronde. 
Elle éclate en Sicile, 
Sera reprise à Paris,
 De là, rebondira dans toutes les capitales. 
Des mots nouveaux sont sur les lèvres, 
Pour en finir avec les empires, 
Des mots que l’on se transmet sous le manteau, 
Dans le secret des réunions clandestines,“Nationalisme”,“Indépendance, union et liberté”.
 Et d’un coup, la foule les reprend, ces mots, 
À Milan,
 À Berlin, 
À Paris,
 On veut renverser le vieux monde, 
Celui du congrès de Vienne qui restaurait les couronnes.
 On veut mettre à bas la mécanique de Metternich 
Qui préférait l’ordre à la liberté. 
Des pays veulent porter un nouveau nom :“Italie”,“Allemagne”, 
Rien ne peut arrêter les peuples lorsqu’ils s’emparent de l’esprit des philosophes. 
On n’en peut plus de l’Europe restaurée, assise, arrogante

Celle des Bourbons, des Habsbourg, des Hohen-zollern. 
Depuis quelque temps, il y a des banquets en Europe, 
Et nous sommes nés de leur murmure, 
De la passion glissée dans ces mots dits tout bas mais qui aspirent à être clamés tout haut. 
1848 est notre date de naissance,
 Et cela fait de nous des enfants barricades, 
Nés dans un fouillis d’armoires, de charrettes, de tonneaux, de palissades et de fusils...Poussez encore, 
Il faut que ça sorte
 Et tant pis si ça gémit.
 L’Europe surgit en ces jours de 1848,Celle de Mazzini,De Friedrich Hecker et Gustav Struve, 
Celle de Garibaldi, 
De Lajos Kossuth,De Ludwik Mierosławski et Ledru-Rollin,
 Une Europe de la nation parce qu’alors, la nation, c’est l’affranchissement, 
C’est la chute des vieux rois coiffés comme des poupées de calèche.
 La nation, c’est l’unité d’un peuple autour d’une langue, 
D’une culture, 
Et les poètes mettent des mots sur cette colère qui gronde, 
Sándor Petöfi, Lamartine, Victor Hugo.Verdi, même, devient le nom d’un pays.
 Le romantisme a conquis l’Europe, 
Et il porte en lui l’énergie de la rébellion : Jeunesse ! Jeunesse !


 Sommes-nous vieux ? 
Plus maintenant. 
Regardez : l’Europe se réveille et se secoue le dos.Elle a un beau visage échevelé,
 Et un appétit de nouveau-né.Une génération s’est mise debout.Le suffrage universel, 
La liberté de la presse, 
Le vote des femmes, 
Un peuple roi pour en finir avec le roi du peuple, 
Toutes ces idées ont couru de bouche en bouche
 Et chacun les a gardées comme un précieux trésor. 
Elles seront là encore, 
Vingt ans plus tard, 
Lorsque les États naîtront.
 L’Europe se dessine et se cherche,
 Interroge son propre désir,
 Secoue la royauté, 
La reprend, 
Puis l’abandonne à nouveau. 
Ils ont pensé, rêvé, combattu
 De Berlin à Paris,
 De Vienne à Genève.Ils se sont exilés à Londres ou Bruxelles, 
Sont revenus dans leur pays,
 Ont fui à nouveau dans l’Europe tout entière.Combien étaient-ils autour de Mazzini, les membres de Giovane Italia ? 
Cent ? 
Mille ?
 Giovane Europa,Giovane Germania,

Giovane Ungheria,Giovane Polonia,Giovane est le nom du sursaut.Jeunesse ! 
Jeunesse !
 C’est de cela que nous avons besoin, 
Trois cents jeunes gens,
 Cinq cents peut-être,
 Dans chacun des pays de notre Union, 
Reprenant l’héritage des Carbonari,
 Réfléchissant non pas au possible 
Mais au rêve, 
Cherchant des yeux ce qui n’existe pas encore, 
Essayant de le nommer, 
Puis de le brandir.Giovane Europa, 
Cinq cents jeunes gens par pays,
 Cela fait quelques milliers d’âmes, 
Mais c’est un mouvement,
 Une jeunesse qui se parle, se réunit, échange, et espère davantage.C’est de cela que nous avons besoin, 
D’un désir réfractaire, 
Ambitieux, 
Inspirant. 
Giovane Europa, 
Les pays apparaissent les uns après les autres,
 La Belgique, l’Italie et l’Allemagne. 
Ne croyez pas que ce soient des naissances applaudies,
 Que l’on s’émerveille sur le poids et la bonne mine des nouveau-nés. 
Rien ne se fait facilement quand il s’agit des peuples et des frontières.

 Les bébés qui viennent de naître veulent qu’on leur fasse un peu de place, 
Et personne ne veut se pousser. 
Alors, tout se met à trembler.
 On s’agrippe par les cheveux, 
On s’annexe joyeusement 
Et on se bat, avec ardeur.Vous trouvez que nous vivons une période troublée ?
 Vous sentez le souffle de l’Histoire et il vous arrive d’avoir peur, 
De vous demander de quelle fièvre est prise notre époque ? 
Vous vous effrayez de voir que, d’un coup, l’inquiétude devient l’humeur des peuples ?
 Pensez à Hugo et à son exil. 
Pensez à Garibaldi qui a traversé l’Atlantique, s’est battu au Brésil, en Argentine, en Uruguay,Le “Héros des Deux Mondes” épuisé d’une vie de blessures 
Qui continue jusque dans ses vieux jours et lutte encore à Dijon, à l’âge de soixante-quatre ans, alors qu’il peine à monter sur son cheval.
 Il n’y a pas d’époque paisible. 
Pensez à Friedrich Hecker, 
Qui, après avoir pris part à la révolution de 1848 dans les rues de Bade, doit s’exiler en Amérique et s’engage aux côtés des nordistes dans la guerre de Sécession...
 Pensez à tous ceux que l’on appelait les quarante-huitards,
 Qui ont vécu le Printemps des nations,

 Puis, le retour des rois, Et enfin, l’indépendance véritable,Tout cela le temps d’une vie.Pensez à la guerre de “l’année terrible”
 Durant laquelle l’Europe se déchire et se cherche. 
Nice et la Savoie changent de pays,
 L’Alsace et la Lorraine aussi. 
L’Europe veut des frontières mais n’en trouve pas,
 Se plonge alors dans des guerres, 
Signe des traités, des accords, des trahisons,
 Sous l’œil vigilant de l’Empire ottoman et de la Grande Russie.
 L’Europe produit, 
Construit, 
Se bat,
 Mais elle crève de faim aussi 
Et part en exil.Les Irlandais meurent par milliers et cela ne fait pas ciller la reine Victoria.Les premiers Italiens embarquent pour les États-Unis sans se douter que le colosse d’Emma Lazarus les regardera passer pendant des décennies.
 Oh, les terres de convulsions... 
Tant d’événements,D’agitations,
 Tant de destins avalés...Et vous trouvez que nous vivons dans une période troublée ?

 Mais quelle génération a connu plus de calme et moins de dangers ? Les deux siècles qui nous précèdent ne sont que courses, fièvre, assauts et révolutions.Les siècles qui nous précèdent sont des ogres qui ont avalé le courage et le génie par vies entières.Et nous sommes là, 
Nous, 
Avec ces mots qui nous ont été légués : “Nation”, “Égalité”, “Liberté”, 
Que nous contemplons avec fatigue. 
Depuis si longtemps nous sommes citoyens de l’ennui.Jeunesse ! Jeunesse ! 
 Il nous faut ton sursaut.



Laurent GAUDE

 *****

douce Ascension



*****


 




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