lundi 26 août 2019

*Orléans

Couverture : Yann Moix, Orléans, Bernard Grasset











« Ce qui est fait contre un enfant est fait contre Dieu. »
Victor Hugo, L’Homme qui rit

I.

Dedans

 

Maternelle. – Le monde rouillait. Derrière la fenêtre, c’était l’automne. L’air jaunissait. Quelque chose d’inévitable se déroulait dehors : la mort des choses. La cour de récréation, mangée par une marée de pénombre, revêtait des reliefs alambiqués. Je ne reconnaissais plus l’univers. Dans la salle de classe, éclairée par des néons grésillants, j’éprouvais, dans la bouche, ou plus exactement au fond du palais, un goût d’amande et d’abri. Rien n’était urgent parmi les dessins, les chiffons tachés, les flacons, les pots, les pinceaux, les éponges mouillées, les grosses lettres aimantées au tableau noir, les motifs en papier kraft. Le contraire de la guerre n’est pas l’amour, mais une fin d’après-midi orange, en novembre, dans une école maternelle. On n’y compte ni cadavres ni blessés ; nul n’y tremble. Tout y est chaud et bigarré. Le crépi, fissuré, de la bâtisse suffisait à nous isoler de la densité oppressante de la nuit noire et rouge.

Il eût suffi de briser les vitres pour faire surgir, tel un ouragan, dans notre coquille tiède et idéale, les cendres et les misères de la vie adulte, les vents amers, les larmes, les condoléances, les maladies. L’institutrice, bleutée, portait un chignon. J’aimais la façon dont elle effaçait le tableau, laissant, après le balayage frénétique de la surface, le spectre du motif précédent – en palimpseste – vouloir exister encore, comme ces blessures d’amour qui ne s’en vont qu’avec la mort.

L’odeur de la salle, faite d’émanations de gouache, d’alcool à stencil et de grains de café avec lesquels nous confectionnions des fresques (une vache difforme devant une inhabitable maison), possédait un relent de paradis et de décès – présence de tous ceux qui, avant notre existence, avaient été des enfants et qui, à présent, possédaient du sable dans les yeux. Les pupitres étaient doubles et s’ouvraient comme des couvercles. Dans leur gueule moisissait parfois une trousse ou pourrissait quelque dessin au feutre, dont le style était tantôt frémissant, tantôt brutal, éventuellement gouverné et perverti par la main d’une grande personne. J’avais trouvé le premier jour, à l’intérieur du mien, une mystérieuse figurine dont j’ignorais alors tout, orpheline de ce contexte, privée à jamais de sa raison d’être, et qu’aucune stratégie, aucune tactique, aucun calcul, ne mouvaient plus : un fou de jeu d’échecs. Il gisait là, dans l’obscurité et la désolation de ce petit bureau ridicule, humble employé relégué au placard, sans adversaire, comme terrassé à jamais. Nul ne savait quelles extravagantes parties il avait bien pu vivre, quels combats épouvantables, sur les cases mathématiques de sa destinée diagonale, il avait livrés. Il resterait le soldat inconnu de mon enfance ; muet, muré dans quelque chagrin, beige et de buis, éclaboussé au niveau du heaume – tout près de la fente qui le faisait bridé – par de l’encre bleue.

J’avais préféré le laisser là plutôt que de l’engouffrer dans la poche de mon gilet. Je voulais qu’il continuât à passer ses nuits dans sa cachette, ou dans son tombeau – je ne sus jamais, à vrai dire, s’il était mort ou vivant. Il représentait pour moi le modeste héraut d’une capitulation définitive ; il était l’abandonné par excellence. Il incarnait le vaincu. Surtout, il préfigurait les enterrements à venir, les noces de la défaite avec la mort. Chaque matin, les mains lavées au lavabo collectif, la blouse bleu clair enfilée, je vérifiais que sa routine d’endormi définitif se poursuivait sous mon coude, qu’il était resté là toute la nuit, qu’il n’avait pas bougé. Son prestige éteint me fascinait.

C’était une nuit provinciale qui ceignait l’école – une nuit sans remède, pleine d’oscillations hostiles, d’haleines camphrées, de taches lumineuses qui semblaient avoir du mal à respirer. Avant de sortir, la sonnerie retentie, nous nous engouffrions dans des laines molles. On portait des bottes de caoutchouc, y compris quand il ne pleuvait pas. En levant le nez dans le froid métallique, on apercevait des frondaisons de lucioles fixes au fond du ciel. Les étoiles ressemblaient à de fins éclats de glace pilée. La voie lactée aspirait dans son silence lointain le vacarme de la ville. On reconnaissait au ciel, parmi les dieux et en regardant longtemps, des calèches, un perroquet, une tête de cheval. La nuit du ciel, placée au-delà des événements, provoquait en moi un intense besoin de renouvellement. Je rêvais de sortir de l’enfant monotone que j’étais, dans lequel j’étouffais, pour me transformer en poney, en planète – en genou.
J’étais différent des autres, comme tout le monde. J’avais fait connaissance, sur le chemin qui me menait seul chez moi parce que ma mère n’était, une fois encore, pas venue me chercher, d’une statue de la Vierge, mouchetée de moisissures, dont le sourire avait conservé son éclat. Dans son velours de marbre piqué, elle acceptait sans résistance, sans réticence, que les ronces la fissent disparaître. Son anachronisme raffiné, sa miséricorde fanée me parlaient : elle était évanouie, là, dans le fatidique silence d’un coude de ruelle abandonné – j’en tombai amoureux.

Il m’arriva de l’embrasser ; de passer ma main sur son visage froid. Elle tranchait avec l’insupportable réalité des rues, des boulevards, de la circulation, des déchets, des poubelles. Cette histoire se déroulait au vingtième siècle ; le passé est inutile ; nous ne connaissons que le présent, sans cesse accompagnés par l’instant. Si je meurs maintenant, ce n’est pas de mon passé que l’on me délestera, mais de la seconde que j’étais en train de vivre. Cette seconde était tout ce que je possédais. Mon existence, ce n’est que cela, rien que cela : l’instant présent, dans sa gratuité pure, coupé de toute racine, sourd, ingrat à tous les hiers. Je ne suis qu’une imminence.

Je rentrai tout couvert de nuit. J’avais pleuré sur le trajet dangereux. Ma mère finissait de faire le ménage, de nettoyer la buanderie, de remplir le lave-vaisselle. Mon père, dont je m’enquérais régulièrement auprès de sa femme de la date à laquelle il consentirait enfin à mourir, était encore au travail – son cabinet était sis à quelques mètres de notre domicile. Ma mère avait interprété mes larmes comme une preuve de lâcheté ; elle me fixa avec de la haine et du mépris dans le regard, impavide sous sa chevelure flottante. Sa cruauté semblait irrévocable. M’aventurant parfois à chercher quelque douceur auprès de ce corps qui m’avait jadis abrité, j’étais systématiquement arrêté dans mon élan, puis écarté comme un chien. Ma naissance était, chez ma mère, synonyme d’angoisse et de désespoir. Elle luttait sans trêve contre l’idée de me noyer dans l’eau mousseuse du bain ou de m’étouffer sous l’oreiller de mon petit lit. Elle espérait secrètement, elle l’avoua plus tard à un oncle aujourd’hui décédé, qu’il m’arrivât sur le chemin du retour de l’école un de ces prodigieux accidents qui closent les vies inutiles.

Ce soir-là, je fis choir par mégarde un yaourt nature sur le carrelage de la cuisine. Comme issue d’une science exacte, la punition tomba. Immédiatement, je fus soulevé de mon siège par les cheveux, puis traîné dehors, dans la cour intérieure de l’appartement que nous occupions dans cette résidence où pousse encore le houx. Mes hurlements ne firent point naître sa pitié – elle n’en eut jamais que pour les autres. Je sentis sur son visage un éclair de bonheur. Cette mine aride reprenait vie dans le traitement qu’elle infligeait à son fils de cinq ans. Délesté de mon pull-over à col roulé, j’attendrais mon père, que la colère galvaniserait tout à l’heure, dans l’incorruptible froidure de novembre. Je sentais, de manière brouillonne, sans verser une larme, intime déjà avec la douleur de l’humiliation, que le souvenir de cette femme formerait en moi une souillure.

J’attendais, transi, plié en quatre par le vent glacial, un vent qui emportait les enfants dans les airs pour les lâcher au milieu des loups, que mon père vînt me réchauffer à sa manière. Doucement, j’entendais glisser la façade coulissante de la baie vitrée. J’étais seul sur la terrasse dallée ; il était tard. La main de mon père, dure comme un soleil, vint percuter mon visage. Une grande lumière jaillit dans mon crâne. Je fus envahi d’une fraîcheur inconnue, étonnante, suivie d’une sensation de fièvre. Tiré par les cheveux, agoni de syllabes furieuses, jeté ensuite sur mon lit. Je revois nettement sa bave écumante et son poing levé à la façon d’un singe. Une fois seul et absorbé par l’obscurité de ma chambre, j’imaginai que les deux abominables créatures qui me nourrissaient et m’emmenaient à l’école flottaient dans une mare de sang violet. Puis je pensai à des voiliers.

Me levant en sursaut au milieu de la nuit, contaminé par l’effroi qui régnait perpétuellement entre nos murs, je réveillais l’un de ces deux parents. Une enfilade de coups s’ensuivait alors, et tout le monde trouvait le sommeil.

À l’aube, il arrivait qu’on me vît claudiquer, ou cracher du sang ; on m’emmenait chez le médecin – il habitait notre immeuble. On plaisantait avec lui. Je me bagarrais trop à l’école. Les hématomes et les contusions étaient dus aux raclées que je récoltais de la part de grands que j’aurais soi-disant provoqués. « Quel acrobate ! » s’exclamait le docteur avant de raconter une anecdote qui ne me concernait jamais. C’était ma vie ; je ne doutais pas de la vie.

Je me représentais, en guise d’apaisement, mon petit corps sous la terre, loin de la respiration des humains. Mais aussitôt installé sous mon sable, ce père, cette mère seraient venus me déterrer, hors d’eux, pour me battre comme un tapis. Ma mère n’adorait rien tant que m’insulter ; elle proférait à mon égard des insanités terribles que les adultes réservent généralement aux adultes. La récurrente expression « espèce d’enculé », notamment, était censée m’offenser durablement. Quand elle m’abandonnait enfin à ma classe, à mes camarades, à ma maîtresse, ma mère continuait de grouiller dans ma tête, à la façon d’un mille-pattes. Et son parfum, qui se prolongeait en moi, me donnait envie de vomir.

« Qu’as-tu donc, encore, toi, à trembler comme une feuille ? » me demandait, sur le ton du reproche, l’institutrice bleutée. Le « toi » me blessait ; il supprimait mon identité. J’étais mouillé de sueur. Je balbutiais. Puis je souriais. Elle haussait les épaules. « Il faut toujours qu’il se fasse remarquer celui-là », lançait-elle à la cantonade, se servant du public comme d’un couteau qu’elle enfonçait dans ma chair. Je prenais mon petit pinceau et dessinais des maisons à cheminée. À l’horizon, tout au bout de l’océan, je savais que la mort attendait les gens ; et je devinais, et j’espérais mon père à genoux devant elle, secoué de spasmes, implorant sa clémence.
Quant à ma mère, je l’étirais de toutes mes forces, comme un élastique, jusqu’à ce qu’elle me pète entre les doigts.

Yann Moix


*****

Qui a lu l’œuvre publiée de Yann Moix sait déjà qu’il est prisonnier d’un passé qu’il vénère alors qu’il y fut lacéré, humilité, fracassé.
Mais ce cauchemar intime de l’enfance ne faisait l’objet que d’allusions fugaces ou était traité sur un mode burlesque alors qu’il constitue ici le cœur du roman et qu’il est restitué dans toute sa nudité.
Pour la première fois, l’auteur raconte l’obscurité ininterrompue de l’enfance,  en deux grandes parties (dedans/dehors) où les mêmes années sont revisitées en autant de brefs chapitres (scandés par les changements de classe, de la maternelle à la classe de mathématiques spéciales).
Dedans  : entre les murs de la maison familiale.
Dehors  : l’école, les amis, les amours.
Roman de l’enfance qui raconte le cosmos inhabitable où l’auteur a habité, où il habite encore, et qui l’habitera jusqu’à sa mort, car d’Orléans, capitale de ses plaies, il ne pourra jamais s’échapper.
Un texte habité, d’une poésie et d’une beauté rares, où chaque paysage, chaque odeur, chaque mot,   semble avoir été fixé par des capteurs de sensibilité saturés de malheur, dans ce présentéisme des enfants martyrs.
Aucun pathos ici, aucune plainte, mais une profonde et puissante mélancolie qui est le chant des grands traumatisés.

 

*****

.....Si vous le souhaitez,  vous pouvez cliquer sur mon 2e blog "le crayon et la plume" et lire mon billet  d'hier 25/08/2019,   citant le roman de  cet auteur intitulé "une simple lettre d'amour" ; ce qui explique certaines attitudes excessives ..... , d'énormes souffrances !   "un acte littéraire"..... ouf !. Dur.

 

Den

 

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6 commentaires:

  1. Je n'aime pas du tout!!! Pour moi, il y a deux livres: ceux dont la plume est belle et originale, ceux dont l'histoire est quai universelle à travers UNE expérience individuelle. Ce monsieur ment comme il respire, il fait le buzz autour de lui profondément narcissique. J'ai lu celui- ci et le précédent tout à fait détestable; je m'arrête là! Il veut qu'n parle de lui, et c'est trop d'honneur à lui faire! Il se répand sur des télés et chaînes d'état, avec l'argent de nos impots, c'est choquant! Pourquoi lui faire de la pub, encore? Désolée Den, parfois, il faut dire les choses!

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    1. Je te comprends fort bien ma chère Anne.... je cherche simplement à appréhender cet homme dont les mots sont d'une réalité glaciale...je ne regarde pas les émissions où il se répand ....sur certaines chaînes... mais je parle de ce livre fracassant, car, si ce qu'il écrit est vrai, cela pourrait expliquer son attitude détestable, haineuse pour le genre humain.... reste à savoir s'il ment ou s'il dit la vérité qui est choquante. J'ai entendu ce matin que sa famille disait qu'il transformait les choses à son avantage, et que.... finalement il ne s'agit, je crois, que d'une sombre et monstrueuse histoire familiale, comme il y en a malheureusement trop !
      pas de pub pour lui, mais je reconnais que son écriture est intéressante
      J'aime la beauté, tu le sais, mais parfois il est bon de dire certaines choses, oui, même si elles sont difficiles à entendre. Narre-t-il le réel ou le transforme-t-il ? Dans tous les cas sur la couverture du livre il est bien indiqué "roman" non pas "autobiographie". alors !!!
      merci à toi de continuer la discussion, comme j'aime.
      Bisou amical.

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  2. Tu n'as pas tort non plus. Transformer le réel, c'est faire œuvre d'artiste MAIS MENTIR, salir, c'est de l'abjection.
    Il écrit bien? Non, tu ne peux pas "pondre" un livre tous les ans, et bien l'écrire. Il surfe avec une certaine "peopolisation"......
    Cet homme sniffe la poudre blanche, il n'est jamais lui- même, c'est un exemple désastreux. ET rappelle- toi ce qu'il a dit des femmes de plus de 50 ans qu'il ne regarde pas; mais lui qui a plus de 50 ans, doit -on le regarder? Il e dégoûte. Je comprends que même les nanas de moins de 50 ans se détournent de ce mec. Qu'il reste seul, ce misanthrope! C'est TOUT ce qu'il mérite!

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    1. Je n'ai lu aucun autre livre de cet auteur.... effectivement j'ai été choquée quand il parlait des femmes de plus de 50 ans... je pense que François Busnel de la Grande Librairie présentera ce roman. Il a l'esprit ouvert plein de bon sens, mais n'a pas sa langue dans sa poche quand il le faut. J'aimerais bien l'écouter. Je ne pense pas que l'émission ait eu lieu..... Yann Moix aime la polémique, les parfums de scandale !

      Et le roman, si l’on en croit Virginia Woolf «est la seule forme d’art qui cherche à nous faire croire qu’elle donne un rapport complet et véridique de la vie d’une personne réelle».

      la suite au prochain numéro.
      De gros bisous Anne.

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  3. Coucou ma belle. Ce monsieur m'agace profondément alors en lisant ton billet et son écrit, je me demandais si j'étais capable de dépasser mon sentiment négatif et de lire ses écrits... comme pour tout auteur d'ailleurs. Pour l'instant, je crois que c'est non. Bises alpines et belle semaine.

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  4. Alors bonne continuation ma chère Dédé. Toutes les couleurs sont dans l'univers....
    heureuse rentrée à toi, et un doux dimanche.
    Contente de te retrouver.
    Je vais aller lire ton dernier billet.
    Gros bisous.

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Par Den :
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