« Ce qui est fait contre un enfant est fait contre Dieu. »
Victor Hugo, L’Homme qui rit
I.
Dedans
Maternelle. – Le monde rouillait.
Derrière la fenêtre, c’était l’automne. L’air jaunissait. Quelque chose
d’inévitable se déroulait dehors : la mort des choses. La cour de
récréation, mangée par une marée de pénombre, revêtait des reliefs
alambiqués. Je ne reconnaissais plus l’univers. Dans la salle de classe,
éclairée par des néons grésillants, j’éprouvais, dans la bouche, ou
plus exactement au fond du palais, un goût d’amande et d’abri. Rien
n’était urgent parmi les dessins, les chiffons tachés, les flacons, les
pots, les pinceaux, les éponges mouillées, les grosses lettres aimantées
au tableau noir, les motifs en papier kraft. Le contraire de la guerre
n’est pas l’amour, mais une fin d’après-midi orange, en novembre, dans
une école maternelle. On n’y compte ni cadavres ni blessés ; nul n’y
tremble. Tout y est chaud et bigarré. Le crépi, fissuré, de la bâtisse
suffisait à nous isoler de la densité oppressante de la nuit noire et
rouge.
Il eût suffi de briser les vitres pour faire surgir, tel un ouragan, dans notre coquille tiède et idéale, les
cendres et les misères de la vie adulte, les vents amers, les larmes,
les condoléances, les maladies. L’institutrice, bleutée, portait un
chignon. J’aimais la façon dont elle effaçait le tableau, laissant,
après le balayage frénétique de la surface, le spectre du motif
précédent – en palimpseste – vouloir exister encore, comme ces blessures
d’amour qui ne s’en vont qu’avec la mort.
L’odeur
de la salle, faite d’émanations de gouache, d’alcool à stencil et de
grains de café avec lesquels nous confectionnions des fresques (une
vache difforme devant une inhabitable maison), possédait un relent de
paradis et de décès – présence de tous ceux qui, avant notre existence,
avaient été des enfants et qui, à présent, possédaient du sable dans les
yeux. Les pupitres étaient doubles et s’ouvraient comme des couvercles.
Dans leur gueule moisissait parfois une trousse ou pourrissait quelque
dessin au feutre, dont le style était tantôt frémissant, tantôt brutal,
éventuellement gouverné et perverti par la main d’une grande personne.
J’avais trouvé le premier jour, à l’intérieur du mien, une mystérieuse
figurine dont j’ignorais alors tout, orpheline de ce contexte, privée à
jamais de sa raison d’être, et qu’aucune stratégie, aucune tactique,
aucun calcul, ne mouvaient plus : un fou de jeu d’échecs. Il gisait là,
dans l’obscurité et
la désolation de ce petit bureau ridicule, humble employé relégué au
placard, sans adversaire, comme terrassé à jamais. Nul ne savait quelles
extravagantes parties il avait bien pu vivre, quels combats
épouvantables, sur les cases mathématiques de sa destinée diagonale, il
avait livrés. Il resterait le soldat inconnu de mon enfance ; muet, muré
dans quelque chagrin, beige et de buis, éclaboussé au niveau du heaume
– tout près de la fente qui le faisait bridé – par de l’encre bleue.
J’avais
préféré le laisser là plutôt que de l’engouffrer dans la poche de mon
gilet. Je voulais qu’il continuât à passer ses nuits dans sa cachette,
ou dans son tombeau – je ne sus jamais, à vrai dire, s’il était mort ou
vivant. Il représentait pour moi le modeste héraut d’une capitulation
définitive ; il était l’abandonné par excellence. Il incarnait le
vaincu. Surtout, il préfigurait les enterrements à venir, les noces de
la défaite avec la mort. Chaque matin, les mains lavées au lavabo
collectif, la blouse bleu clair enfilée, je vérifiais que sa routine
d’endormi définitif se poursuivait sous mon coude, qu’il était resté là
toute la nuit, qu’il n’avait pas bougé. Son prestige éteint me
fascinait.
J’étais différent des
autres, comme tout le monde. J’avais fait connaissance, sur le chemin
qui me menait seul chez moi parce que ma mère n’était, une fois encore,
pas venue me chercher, d’une statue de la Vierge, mouchetée de
moisissures, dont le sourire avait conservé son éclat. Dans son velours
de marbre piqué, elle acceptait sans résistance, sans réticence, que les
ronces la fissent disparaître. Son anachronisme raffiné, sa miséricorde
fanée me parlaient : elle était évanouie, là, dans le fatidique silence
d’un coude de ruelle abandonné – j’en tombai amoureux.
Il
m’arriva de l’embrasser ; de passer ma main sur son visage froid. Elle
tranchait avec l’insupportable réalité des rues, des boulevards, de la
circulation, des déchets, des poubelles. Cette histoire se déroulait au
vingtième siècle ; le passé est inutile ; nous ne connaissons que le
présent, sans cesse accompagnés par l’instant. Si je meurs maintenant,
ce n’est pas de mon passé que l’on me délestera, mais de la seconde que
j’étais en train de vivre. Cette seconde était tout ce que je possédais.
Mon existence, ce n’est que cela, rien que cela : l’instant présent,
dans sa gratuité pure, coupé de toute racine, sourd, ingrat à tous les
hiers. Je ne suis qu’une imminence.
Je
rentrai tout couvert de nuit. J’avais pleuré sur le trajet dangereux. Ma
mère finissait de faire le ménage, de nettoyer la buanderie, de remplir
le lave-vaisselle. Mon père, dont je m’enquérais régulièrement auprès
de sa femme de la date à laquelle il consentirait enfin à mourir, était
encore au travail – son cabinet était sis à quelques mètres de notre
domicile. Ma mère avait interprété mes larmes comme une preuve de
lâcheté ; elle me fixa avec de la haine et du mépris dans le regard,
impavide sous sa chevelure flottante. Sa cruauté semblait irrévocable.
M’aventurant parfois à chercher quelque douceur auprès de ce corps qui
m’avait jadis abrité, j’étais systématiquement arrêté dans
mon élan, puis écarté comme un chien. Ma naissance était, chez ma mère,
synonyme d’angoisse et de désespoir. Elle luttait sans trêve contre
l’idée de me noyer dans l’eau mousseuse du bain ou de m’étouffer sous
l’oreiller de mon petit lit. Elle espérait secrètement, elle l’avoua
plus tard à un oncle aujourd’hui décédé, qu’il m’arrivât sur le chemin
du retour de l’école un de ces prodigieux accidents qui closent les vies
inutiles.
Ce soir-là, je fis choir par
mégarde un yaourt nature sur le carrelage de la cuisine. Comme issue
d’une science exacte, la punition tomba. Immédiatement, je fus soulevé
de mon siège par les cheveux, puis traîné dehors, dans la cour
intérieure de l’appartement que nous occupions dans cette résidence où
pousse encore le houx. Mes hurlements ne firent point naître sa pitié
– elle n’en eut jamais que pour les autres. Je sentis sur son visage un
éclair de bonheur. Cette mine aride reprenait vie dans le traitement
qu’elle infligeait à son fils de cinq ans. Délesté de mon pull-over à
col roulé, j’attendrais mon père, que la colère galvaniserait tout à
l’heure, dans l’incorruptible froidure de novembre. Je sentais, de
manière brouillonne, sans verser une larme, intime déjà avec la douleur
de l’humiliation, que le souvenir de cette femme formerait en moi une
souillure.
J’attendais,
transi, plié en quatre par le vent glacial, un vent qui emportait les
enfants dans les airs pour les lâcher au milieu des loups, que mon père
vînt me réchauffer à sa manière. Doucement, j’entendais glisser la
façade coulissante de la baie vitrée. J’étais seul sur la terrasse
dallée ; il était tard. La main de mon père, dure comme un soleil, vint
percuter mon visage. Une grande lumière jaillit dans mon crâne. Je fus
envahi d’une fraîcheur inconnue, étonnante, suivie d’une sensation de
fièvre. Tiré par les cheveux, agoni de syllabes furieuses, jeté ensuite
sur mon lit. Je revois nettement sa bave écumante et son poing levé à la
façon d’un singe. Une fois seul et absorbé par l’obscurité de ma
chambre, j’imaginai que les deux abominables créatures qui me
nourrissaient et m’emmenaient à l’école flottaient dans une mare de sang
violet. Puis je pensai à des voiliers.
Me levant en
sursaut au milieu de la nuit, contaminé par l’effroi qui régnait
perpétuellement entre nos murs, je réveillais l’un de ces deux parents.
Une enfilade de coups s’ensuivait alors, et tout le monde trouvait le
sommeil.
À l’aube, il arrivait qu’on me vît
claudiquer, ou cracher du sang ; on m’emmenait chez le médecin – il
habitait notre immeuble. On plaisantait avec lui. Je
me bagarrais trop à l’école. Les hématomes et les contusions étaient
dus aux raclées que je récoltais de la part de grands que j’aurais
soi-disant provoqués. « Quel acrobate ! » s’exclamait le docteur avant
de raconter une anecdote qui ne me concernait jamais. C’était ma vie ;
je ne doutais pas de la vie.
Je me
représentais, en guise d’apaisement, mon petit corps sous la terre, loin
de la respiration des humains. Mais aussitôt installé sous mon sable,
ce père, cette mère seraient venus me déterrer, hors d’eux, pour me
battre comme un tapis. Ma mère n’adorait rien tant que m’insulter ; elle
proférait à mon égard des insanités terribles que les adultes réservent
généralement aux adultes. La récurrente expression « espèce d’enculé »,
notamment, était censée m’offenser durablement. Quand elle
m’abandonnait enfin à ma classe, à mes camarades, à ma maîtresse, ma
mère continuait de grouiller dans ma tête, à la façon d’un mille-pattes.
Et son parfum, qui se prolongeait en moi, me donnait envie de vomir.
Quant à ma mère, je l’étirais de toutes mes forces, comme un élastique, jusqu’à ce qu’elle me pète entre les doigts.
Yann Moix
*****
Je n'aime pas du tout!!! Pour moi, il y a deux livres: ceux dont la plume est belle et originale, ceux dont l'histoire est quai universelle à travers UNE expérience individuelle. Ce monsieur ment comme il respire, il fait le buzz autour de lui profondément narcissique. J'ai lu celui- ci et le précédent tout à fait détestable; je m'arrête là! Il veut qu'n parle de lui, et c'est trop d'honneur à lui faire! Il se répand sur des télés et chaînes d'état, avec l'argent de nos impots, c'est choquant! Pourquoi lui faire de la pub, encore? Désolée Den, parfois, il faut dire les choses!
RépondreSupprimerJe te comprends fort bien ma chère Anne.... je cherche simplement à appréhender cet homme dont les mots sont d'une réalité glaciale...je ne regarde pas les émissions où il se répand ....sur certaines chaînes... mais je parle de ce livre fracassant, car, si ce qu'il écrit est vrai, cela pourrait expliquer son attitude détestable, haineuse pour le genre humain.... reste à savoir s'il ment ou s'il dit la vérité qui est choquante. J'ai entendu ce matin que sa famille disait qu'il transformait les choses à son avantage, et que.... finalement il ne s'agit, je crois, que d'une sombre et monstrueuse histoire familiale, comme il y en a malheureusement trop !
Supprimerpas de pub pour lui, mais je reconnais que son écriture est intéressante
J'aime la beauté, tu le sais, mais parfois il est bon de dire certaines choses, oui, même si elles sont difficiles à entendre. Narre-t-il le réel ou le transforme-t-il ? Dans tous les cas sur la couverture du livre il est bien indiqué "roman" non pas "autobiographie". alors !!!
merci à toi de continuer la discussion, comme j'aime.
Bisou amical.
Tu n'as pas tort non plus. Transformer le réel, c'est faire œuvre d'artiste MAIS MENTIR, salir, c'est de l'abjection.
RépondreSupprimerIl écrit bien? Non, tu ne peux pas "pondre" un livre tous les ans, et bien l'écrire. Il surfe avec une certaine "peopolisation"......
Cet homme sniffe la poudre blanche, il n'est jamais lui- même, c'est un exemple désastreux. ET rappelle- toi ce qu'il a dit des femmes de plus de 50 ans qu'il ne regarde pas; mais lui qui a plus de 50 ans, doit -on le regarder? Il e dégoûte. Je comprends que même les nanas de moins de 50 ans se détournent de ce mec. Qu'il reste seul, ce misanthrope! C'est TOUT ce qu'il mérite!
Je n'ai lu aucun autre livre de cet auteur.... effectivement j'ai été choquée quand il parlait des femmes de plus de 50 ans... je pense que François Busnel de la Grande Librairie présentera ce roman. Il a l'esprit ouvert plein de bon sens, mais n'a pas sa langue dans sa poche quand il le faut. J'aimerais bien l'écouter. Je ne pense pas que l'émission ait eu lieu..... Yann Moix aime la polémique, les parfums de scandale !
SupprimerEt le roman, si l’on en croit Virginia Woolf «est la seule forme d’art qui cherche à nous faire croire qu’elle donne un rapport complet et véridique de la vie d’une personne réelle».
la suite au prochain numéro.
De gros bisous Anne.
Coucou ma belle. Ce monsieur m'agace profondément alors en lisant ton billet et son écrit, je me demandais si j'étais capable de dépasser mon sentiment négatif et de lire ses écrits... comme pour tout auteur d'ailleurs. Pour l'instant, je crois que c'est non. Bises alpines et belle semaine.
RépondreSupprimerAlors bonne continuation ma chère Dédé. Toutes les couleurs sont dans l'univers....
RépondreSupprimerheureuse rentrée à toi, et un doux dimanche.
Contente de te retrouver.
Je vais aller lire ton dernier billet.
Gros bisous.