jeudi 26 mars 2020

*A toi l'inconnu






Jeudi 26 mars 2020
France Inter 
Par Augustin Trapenard 
Lettre d'intérieur


 Paire, Rose, Fleurs, L'Amour, Roses






"Aujourd'hui, je te demande pardon..." - Ariane Ascaride



Ariane Ascaride est comédienne. Elle est née à Marseille, vit à Montreuil. Son nom est associé au cinéma de Robert Guédiguian. Dans cette lettre de contrition adressée à un adolescent inconnu, elle explique en quoi la pandémie actuelle révèle et exacerbe les inégalités sociales.


Montreuil, le 26 mars 2020


Bonjour « beau gosse »,

Je décide de t’appeler « Beau gosse ». Je ne te connais pas. Je t’ai aperçu l’autre jour alors que, masquée, gantée, lunettée, j’allais faire des courses au pas de charge, terrifiée, dans une grande surface proche de ma maison. Sur mon chemin, je dois passer devant un terrain de foot qui dépend de la cité dans laquelle tu habites et que je peux voir de ma maison particulière pleine de pièces avec un jardin. Je suis abasourdie de vivre une réalité qui me semblait appartenir à la science fiction. À mon réveil chaque jour je prends ma température, j’aère ma maison pendant des heures au risque de tomber malade, paradoxe infernal et ridicule. La peau de mes mains ressemble à un vieux parchemin et commence à peler, je les lave avec force et savon de Marseille toutes les demie heures. Si je déglutis et que cela provoque une légère toux, mon sang se glace et je dois faire un effort sur moi-même pour ne pas appeler mon médecin. Je n’ai d’ailleurs pas fui en province pour rester proche de lui. Je deviens folle !

Sortir me demande une préparation  mentale intense, digne d’une sportive de haut niveau, car pour moi une fois dehors tout n’est que danger ! Et c’est dans cet angoissant état d’esprit, que je t’ai vu, loin, sur ce terrain de foot, insouciant, jouant avec tes copains, vous touchant, vous tapant dans les mains comme des chevaliers invincibles protégés par le bouclier de la jeunesse.

Vous étiez éclatants de sourire, d’arrogance, de vie mais peut-être  aussi porteurs de malheurs inconscients. Si vous étiez dehors, c’est qu’il n’est pas aisé d’être je ne sais combien dans un appartement toujours trop étroit, c’est invivable et parfois violent. Vos parents travaillent, eux, toujours, à faire le ménage dans des hôpitaux sans grande protection ou à livrer toutes sortes de denrées et de colis que nous récupérerons prudemment avec nos mains gantées après qu’ils ont été posés devant nos portes fermées. Prudence oblige.

Bakari, je suis née dans un monde similaire au tien je n’ai eu de cesse de l’avoir toujours très présent dans mon cœur et ma mémoire, et je n’ai eu de cesse de le célébrer et d’essayer de faire changer les choses.

Aujourd’hui je te demande pardon, à toi porteur sain certainement qui risque d’infecter l’un des tiens. Je te demande pardon de ne pas avoir été assez convaincante, assez entreprenante, pour que la société dans laquelle tu vis soit plus équitable et te donne le droit de penser que tu en fais partie intégrante.

Tout ce que je dis aujourd’hui, tu ne l’entendras pas, car tu n’écoutes pas cette radio. Je voudrais juste que tu continues à exister, que ta mère, ton père, tes grands-parents continuent à exister, à rire et non pleurer.

 Je ne sais pas comment te parler pour que tu m’entendes : je suis juste une pauvre folle masquée, gantée, lunettée, qui passe non loin de toi et que tu regardes avec un petit sourire ironique car tu n’es pas méchant, tu es simplement un adolescent qui n’a pas eu la chance de mes enfants.

Ariane Ascaride


10 commentaires:

  1. Merci, Den!
    Bon confinement à toi!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Confinée, je le suis comme les gens responsables d'eux-mêmes et des autres.
      J'ai transcris cette lettre entendue ce matin sur France Inter car elle démontre de la part de cette comédienne marseillaise un comportement quelque peu étonnant. Certes il faut être très vigilant, et nous le sommes, par la force des choses, mais angoissée à ce point relève presque plus de la "maladie" que d'une attitude normale.... faut savoir rester maître de ses peurs de ses angoisses... Cependant s'adresser de cette manière à ce jeune "beau gosse", sûrement inconscient, car il ne respecte pas l'isolement et qu'il met la vie des autres en danger, et la sienne.... qu'elle reconnaisse appartenir à un milieu privilégié, protégé sûrement plus que cette jeunesse des banlieues.... est respectable, c'est une chose dont on ne parle pas actuellement. Mais c'est une réalité que l'on ne devrait pas omettre... cette pandémie destructrice oublie certains points non négligeables. Le monde médical se met en quatre pour sauver des vies, nos vies, quel que soit le milieu auquel nous appartenons, les politiques suivent : comment pourraient ils faire autrement ? La polémique n'a pas lieu d'être.... la vie de la planète est en jeu.... essayons d'être dans l'empathie, en comprenant les émotions des autres, leurs actes.. ou tentons de découvrir ceux qui ne pensent pas comme nous.... ils ont peut-être leurs raisons tapies au fond d'eux-mêmes !
      Merci à toi, ....amicalement Anne.

      Supprimer
  2. Un monde injuste que cette pandémie précipite dans un grand vide.
    Nous ne sommes pas égaux, jamais.
    Dans ces périodes où le danger est sournoisement ancré en nous, c'est encore pire.
    Rester en bonne santé est un luxe que bien des gens ne peuvent s'offrir.
    J'en tremble.
    Cette maladie de riche va tuer les pauvres.
    Prends soin de toi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui il y aurait encore plus à dire !
      Merci letienne.
      Prends soin de toi également.

      Supprimer
  3. Nous craignons pour ceux que nous aimons, c'est ainsi, difficile en ce moment de ne pas s'inquiéter Den
    Bisous et bonne journée

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. oui Marine, à moins d'être inconscients !
      bisous à toi aussi.

      Supprimer
  4. « Cette maladie de riche va tuer les pauvres. » dit letienne.
    Je n'en suis pas si sûre. Je crois que les riches ne peuvent exister sans les pauvres qui les rendent riches, insidieusement, sans le savoir vraiment. Tous ces gosses de banlieue ne rêvent que de téléphones portables, de consoles de jeux, de grosses bagnoles et de tous ces gadgets qui ont rendu milliardaires leurs inventeurs...
    Mais quand la malade frappe, la machine s'enraye, les gens restent chez eux et ne dépensent plus rien que le strict minimum, ils vont peut-être s'apercevoir qu'on peut vivre sans faire toujours la course aux biens matériels...
    Cela dit, le texte d'Ariane Ascaride est magnifique de vérité.
    Merci Den, de tout coeur
    •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

    RépondreSupprimer
  5. L'inconscience peut-être et le "ça n'arrivera qu'aux autres"...
    D'accord avec le commentaire de Célestine...Je souhaite que le jour d'après soit riche d'essentiel pour tous, de partage et d'amour mais je sais que c'est un rêve utopique...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Rêve utopique ? Pas sûr. Je crois que beaucoup de monde a pris cette conscience-là, avec davantage de sagesse. Savoir ce qui est important, et ce qui ne l'ait pas...
      merci à toi..

      Supprimer

Par Den :
Ecrire un commentaire :
Liens vers ce message :
Créer un lien :