dimanche 29 juillet 2018

*De Maria à Albert



Bibliographie
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Correspondance entre Maria Casarès et Albert Camus

[sans date] Voilà quelques jours déjà que je ne t’ai pas écrit et pourtant je n’ai pas cessé de penser à toi.
Mais pour être transparente et puisque tu ne liras tout cela qu’un jour lointain et à condition que tu me le demandes, je pense pouvoir te dire sans danger de t’apporter la moindre inquiétude ni le plus petit souci.
Ces derniers jours ont été assez pénibles malgré tous les efforts que j’ai faits pour vaincre les doutes et répondre à toutes les questions qui se sont présentées à mon esprit.
J’ai passé des heures dures de mélancolie et de révolte successivement à en perdre haleine. J’ai eu beau me dire que ça ne pouvait pas, qu’il ne pouvait en être autrement, qu’après tous les jours de bonheur inespérés et suffocants que tu m’avais donnés il fallait de toute évidence qu’une fois seule et loin de toi, trop brusquement après avoir été avec et en toi d’une façon surprenante, il fallait me suis-je répété avec un entêtement de vraie galicienne, une réaction et une réaction qui devait m’emmener vers des pensées et des sentiments injustes, illogiques et sots.
Je ne devrais donc pas leur porter aucune [sic] attention. Je t’en fiche ! J’avais tout simplement oublié que l’état dans lequel je me trouvais venait justement du fait de me trouver seule, un peu perdue, déséquilibrée (« désépaulée ») et par conséquent en dehors de toute sagesse et tout raisonnement.
À ce vide que ton départ a laissé en moi est venu s’ajouter l’accomplissement de la promesse que je t’avais faite de dire à JS [Jean Servais] clairement où j’en étais.
Tout a été fait ou presque tout. Il connaît mes sentiments vis-à-vis de toi bien qu’il ignore encore notre vie depuis un mois. Je ne lui en parlerai d’ailleurs que si tu l’exiges car je considère qu’il en est étranger et que cela ne regarde en rien.
Tout s’est passé facilement et doucement. Trop bien. Dès qu’il a su il s’est incliné. Mais de quelle façon !
Aussitôt que j’ai pu me retrouver seule une foule d’idées contradictoires me noya. Des idées dont je te parlerai un jour si tu veux les connaître mais que je n’ai pas le courage d’écrire. En tous cas ce que je peux te dire c’est que tout se révélait contre nous sauf une chose : mon amour tout neuf pour toi, une sorte d’avalanche qui est prête à tout broyer, à tout casser par le seul fait qu’elle se sent trop puissante et qu’il faut de la place pour s’y installer et prendre ses aises.
Le bric-à-brac intérieur mêlé aux dernières choses à faire et aux préparations de départ m’ont privé d’un temps précieux dans lequel j’aurais pu te dire que je t’aime. […]
Bonsoir mon chéri, mon amour, serre moi comme je t’aime, je t’en prie.

Mardi 3 août — Deux jours entiers de passés sans t’écrire mais pas une heure, une pensée, une tristesse vague, un plaisir quelconque, une lecture, une promenade, un lever, un coucher qui ne mènent directement à toi. Est-ce que je souffre de ton absence ? Oui. Est-ce que je suis malheureuse ? Non.
Avec une patience dont je ne me serais crue capable, j’attends. J’emploie chaque jour, chaque seconde qui s’écoule à m’approcher de toi. Tout instant fini me comble de joie par le fait qu’il ne se pose plus entre toi et moi. Tout instant à venir m’est doux car il se trouve dans mon chemin vers toi.
Ce n’est pas je t’assure fausse littérature. C’est en moi comme la faim et le soleil. Ce n’est pas non plus romantisme. Je ne suis pas le moins du monde altérée et toute ma vie de vacances s’écoule dans un calme de corps et d’esprit qui est nouveau pour moi.
C’est tout simplement que je t’aime et que tu sois près ou loin, tu es toujours là partout et que le seul fait que tu existes me rend pleinement heureuse. […]
Ah ! Mon chéri, ne me laisse plus jamais. Maintenant c’est très grave. Je veux me faire, je peux devenir quelque chose si tu es là. Seule je me sens incapable du moindre effort. Et ce sont là les dernières choses que je te dirai sur moi. Mon sort est désormais réglé. […]

Correspondance 1944-1959
Albert Camus et Maria Casarès
Gallimard (2017)


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10 commentaires:

  1. L'amour, le grand le vrai...
    Juste sublime
     •.¸¸.•*`*•.¸¸✿

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    1. "C’est un fabuleux paquet de lettres serrées les unes contre les autres : 865 au total avec les télégrammes et les bristols, datés de juin 1944 au 30 décembre 1959.
      Il y en a parfois deux par jour. Certaines ont été commencées le matin et achevées le soir. S’il y a des jours sans, c’est parce que la distance rend aléatoire l’arrivée du courrier. Ou alors que c’est dimanche. Ou que ces deux-là sont ensemble. La correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès, publiée, éclate au grand jour après presque soixante ans sous le boisseau. Elle raconte leur intense relation amoureuse, à travers la simple vivacité du récit quotidien. Elle dessine l’évolution parallèle de leur carrière, pour laquelle ils se sont constamment soutenus : elle deviendra une des plus grandes tragédiennes de son temps, lui un écrivain célèbre et nobelisé. L’amour entre ces deux exilés, la Galicienne et l’Algérien, fut parfois tendu et douloureux, victime de sa clandestinité obligatoire et du manque de temps de sa jouissance. Peut-être aussi que son déploiement alternatif l’aura fait durer".

      Leur histoire a duré douze ans, avant d’être brisée par la mort brutale de l’écrivain. Cette correspondance relate cet amour passionnel.

      "31 juillet – Je me réveille avec un petit mot de toi. Oh la la la ! Un autre mot vient d’arriver. Damnée mécanique. Je me rends compte que je n’aurais pas pu tenir un mois et demi (c’est long !) sans lettres de toi. Non je n’aurais pas pu mon amour, mon chéri, je t’aime fort, fort. […]

      Je me sens tout entourée par toi. Alors qu’ai-je à souhaiter d’autre ? Non. Il faut que je dorme.

      Dors toi aussi. Que fais-tu en ce moment ?

      Je vais dormir c’est mieux.

      Bonsoir. Pense à moi".

      Merci Célestine pour ton commentaire.
      Douce journée à toi qui sera pourtant, comme ici, caniculaire.
      Je t'embrasse.

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  2. Qu'est que j'aurais été heureux si j'avais reçu une aussi belle missive ! Belle comme l'ange qui baigne dans le ciel bleu.
    Je t'embrasse Den

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    1. "Nous ne devons rien faire que nous aimer, nous aimer le plus fort et le mieux que nous pourrons, jusqu’à la fin, dans notre monde à nous, écarté du reste, dans notre île, et nous appuyer l’un sur l’autre pour faire triompher notre amour par sa seule force, par sa seule énergie, en silence". (Maria Casarès à Albert Camus, lettre du 18 juillet 1949)

      En effet une grande et belle histoire d'amour passionnée, tendre, entre ces deux êtres...

      «Quand on a aimé quelqu’un, on l’aime toujours», confiait Maria Casarès bien après la mort d’Albert Camus ; «lorsqu’une fois, on n’a plus été seule, on ne l’est plus jamais».

      Merci Bizak pour tes mots.

      Je t 'embrasse aussi.

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  3. Coucou ma belle poétesse provençale. Et bien voilà un billet qui me tire les larmes. Quel bel amour que celui-là, pur et passionné. Aujourd'hui, on parlerait peut-être de dépendance affective, surtout en lisant ces mots: "Je veux me faire, je peux devenir quelque chose si tu es là." Mais qu'importe... là n'est pas l'essentiel.
    Merci et belle semaine à toi dans la chaleur de cet été caniculaire. Bises alpines

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    1. Merci chère Dédé, que je retrouve avec plaisir, dans cet été cuisant, caniculaire dans le Sud... mais pas que... effectivement ces lettres que j'ai souhaité partager avec vous sont très émouvantes, d'une part parce qu'elles nous parlent d'une passion peu commune entre deux êtres illustres, lettres écrites lors de séparations pour des engagements artistiques et intellectuels, de séjours familiaux, ou autres,....correspondance croisée, demeurée inédite jusqu'à cette parution d'une haute teneur intime...

      tu as raison Dédé, de nos jours on parlerait d' une passion toxique, qui détruit, parce trop dépendante...."si tu es là"... ne signifie pas forcément tout à côté... le précieux et le primordial ne résidant pas toujours dans la proximité...

      Une belle semaine à toi également à l'abri derrière nos volets clos.

      Bisou.

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  4. L'amour, l'amour, plus on est privé de l'être aimé et plus il manque !
    Belles lettres Den

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    1. La solitude paralyse le coeur, elle est immense quand le manque ou l'absence occupent le temps et l'espace ... le besoin d’affection, d’amour, de reconnaissance par l’autre, de partage constitue un des fondamentaux de la nature humaine. Y renoncer, c’est s’amputer de l'essentiel qui construit notre vie...

      je te comprends Marine.

      De gros bisous.

      Ces belles lettres font remonter jusqu'à notre coeur, notre âme, nos propres histoires.

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Par Den :
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