Mardi 7 avril 2020
"Tu lisais pour toi même (...) contre tout ce qui prétendait te priver d'être..." - Daniel Pennac
Daniel Pennac est écrivain. Il est né à Casablanca et vit à
Paris. Dans cette lettre adressée à une jeune femme croisée dans le
métro avant le confinement, il célèbre avec tendresse, les vertus
libératrices de la lecture.
Paris, le 7 avril 2020
A une jeune fille qui lisait dans le métro
Ma toute belle,
Tu es, je crois, mon dernier souvenir de métro. De ces temps où nous pouvions nous déplacer tous ensemble, avant que corona ne nous enferme chez nous.
Ligne 6, tu étais assise en face de moi et tu lisais La guerre et la paix de Tolstoï. A en juger par l'épaisseur de ce qui te restait à lire, tu devais être en pleine bataille de Borodino. A cette seconde où le prince André attend l'explosion de l'obus qui tournoie en crachotant à ses pieds et qui le tuera. Tu pouvais avoir dix-huit ans. Dans tes yeux de lectrice l'ardeur disait clairement que tu manquerais ta station. Tu lisais pour toi-même, tu lisais pour Tolstoï, mais tu lisais aussi contre le métro, contre le boulot, contre tout ce qui prétendait te priver d'être.
Ce que tu lisais je l'avais lu plus d'un demi siècle avant toi et je m'en souvenais encore. Est-ce la mort ? se demande le prince André en regardant l'obus fuser si près de lui. Et voilà que pour la première fois il s'intéresse aux herbes qui frémissent, à l'air qu'il respire. Voilà que pour la première fois peut-être, il se sent absolument vivant. Il ne veut pas mourir. Pourtant, à l'officier qui, près de lui, se jette à plat ventre pour ne pas être blessé, il dit : Un peu de dignité, voyons ! Une phrase de ce genre. Et l'obus explose.
Eh bien voilà, ma pitchounette, l'obus a explosé. Il fallait nous y attendre. A force d'attiser le feu sous la cocotte minute, Boum ! On y a tous eu droit. Chacun confiné chez soi sur toute la surface de la planète, mais désireux de vivre encore, comme le prince André. Plus de boulot, plus de métro. Plus que soi. Et tous occupés à espérer.
A espérer quoi, au fait ?
Dans mon cas à espérer que tu puisses un jour raconter ça à des enfants.
"Mes petits, dans les années 20, pendant ce foutu confinement dû au corona virus, j'ai découvert que la lecture sauvait de tous les enfermements. Un matin sur France inter, un type a raconté que le philosophe Antonio Gramsci lisait Kipling et Anna Karenine pour s'évader des prisons de Mussolini, que Soljénitsyne, l'auteur de L'archipel du Goulag, écrivait et lisait contre le bagne et le cancer, que le Chinois Dai Sijie s'était sauvé de son camp de rééducation en lisant Balzac, que, pour ne pas devenir fou, l'otage Jean-Paul Kaufmann avait relu indéfiniment le deuxième volume de Guerre et Paix.
Ce jour-là, les enfants, j'ai donné rendez-vous aux 28 locataires de mon immeuble pour deux heures de lecture quotidienne. Je me suis assise sur mon palier et je leur ai lu Cent ans de solitude, le roman de Gabriel Garcia Marquès. Une heure le soir, une heure le matin, juste avant qu'ils ne s'endorment et juste après qu'ils se réveillent. Je n'irai pas jusqu'à dire que ce furent les cent plus belles années de nos vies, mais en tout cas ce ne fut pas du temps perdu.
Voilà ma toute belle, je pense qu'un jour tu raconteras ça aux jeunes générations. En attendant, j'embrasse ton beau visage de lectrice. Vivent toi et ton futur.
Daniel Pennac
J'aime beaucoup cet auteur, plein de délicatesse, de sensibilité, riche dans le mouvement de son écriture. Efficace. Le lecteur se laisse prendre.
RépondreSupprimerCette lettre est belle.
Merci.
Son écriture glisse sur la page et nous transporte ici, maintenant et ailleurs.
RépondreSupprimerMerci letienne pour ta fidélité et ta poésie que j'aime lire.
Un régal , merci Den, passe une belle journée malgré le confinement !
RépondreSupprimerj'aime beaucoup Daniel Pennac, attentif à ce qui l'entoure... cette page est émouvante, délicate et sensible. Ecrivain et lecteur !
Supprimermerci à toi Marine.
Bisous.