"Je suis venue te dire adieu ; je préfère te murmurer : merci" - Nina Bouraoui
Nina Bouraoui est née à Rennes. Elle a grandi entre
l'Algérie et la France. Dans son oeuvre empreinte de violence et de
délicatesse, elle s'aventure sur les terrains de l'intime, de l'identité
et de l'écriture. Dans cette lettre, elle rend un dernier hommage à son
grand-père maternel, disparu en mars.
Paris, le 9 avril 2020
Cher grand père, tu t’en vas en ce sombre mois de mars dans le salon bleu de la maison du Tabor, là où Simone, ton épouse, s’éteignait déjà, il y a quinze ans, sans moi.
Je crois en la puissance des regrets : pardon. Je crois en la puissance des espaces : Simone t’attend et t’accompagnera, dès que tu te sentiras prêt à la suivre, vers l’Invisible.
Enfant, le salon bleu était ma partie préférée de la maison, lieu transitoire de mes vacances d’été avant de gagner Saint Malo, Saint Briac, Saint Lunaire, terres de mes amours primitives et solaires ; salon secret où je m’enfermais à la recherche d’un trésor que je n’ai jamais trouvé ; peut-être savais-je déjà qu’il serait votre dernier abri et le lieu de notre dernier rendez-vous.
Je me tiens près de toi, les mains ouvertes et le cœur perdu, interdite d’étreinte et de baiser, tu es si fragile et tu sembles si fort, escorté par ta beauté qui ne t’a jamais quitté. Je te regarde à peine, j’ai peur de te brûler.
Je suis sans mot, et pourtant, j’ai tant écrit sur notre famille qui n’a su ni s’entendre, ni se retrouver.
J’ai appris, tard, que tu me lisais, avec admiration et parfois fierté, mais la littérature peut échouer face au mur du silence.
Longtemps nous fûmes de faux adversaires, doux car désarmés.
En raison peut-être de ton très grand âge, nous nous sommes un jour rapprochés, sans devenir de véritables alliés, restant sur nos gardes, mais nous écrivant, nous appelant, nous aimant je crois : nous étions comme les marins qui se saluent en pleine mer pour se protéger.
Tu portes un tricot blanc à manches courtes, tes bras sont posés sur le drap qui couvre ton ventre, ton corps, sec, noueux, me fait penser au corps de Samuel Beckett que Richard Avedon a photographié. Je scelle vos deux images à tout jamais, unissant nos univers et nos croyances.
Je te promets d’honorer ta mémoire et laisse-moi te ramener au Merveilleux d’un matin d’août, au lendemain de mes neuf ans, quand nous gravissions le sentier d’une colline qui nous éloignait de Nîmes, des arènes, de sa foule bruyante.
Nous étions ivres de liberté, grimpant sans compter nos forces, les jambes griffées par les ronces et les orties.
Nous étions fous de bonheur, tendus vers un but invisible dont nous avions tous les deux la prémonition.
Tu m’attendais quand je tardais et je t’attendais quand je te dépassais ; jamais je n’aurais été autant ta petite fille et jamais tu n’auras été autant mon grand père.
Derrière les herbes hautes nous découvrîmes enfin les ruines d’un château médiéval.
Nous avons escaladé les tours à demi détruites, franchi les seuils des chambres et des salons, nous avons dansé avec des fantômes et gravi les marches du donjon.
Nous avions de l’imagination, mais une chose existait : unis par les branches d’un seul arbre, j’appartenais à ton histoire, moi, si hantée par mes origines qui nous aurons tant séparés.
Je suis venue te dire adieu ; je préfère te murmurer : merci.
Nina Bouraoui
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Par Den :
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