mardi 7 avril 2020

*Dis-moi oui


Lundi 6 avril 2020
par Augustin Trapenard

France Inter

Lettre d'Intérieur

"Et ta moue et ton sourire et ta raideur m’accueilleront. Dis-moi oui." - Christiane Taubira

 

 Marguerite, Coeur, Romance

Christiane Taubira est née à Cayenne. Elle a été Garde des sceaux entre 2012 et 2016. Dans cette lettre adressée à une jeune femme sans abri, elle use de son art de la digression, pour mieux exprimer son inquiétude concernant la vulnérabilité des personnes sans domicile face à l'épidémie.  

 

 

 

"Cayenne, le 6 avril 2020



Hello Julie,


Avant tes mots, c’est ta moue puis ton sourire puis une légère raideur vertébrale qui me répondent… m’auraient répondu. Car je ne peux plus passer te voir. C’est ainsi depuis plus de quatre mois maintenant. Je vis à des milliers de kilomètres. Ici, nous n’avons pas besoin de guetter un printemps capricieux. Il fait beau toute l’année. Et ce n’est pas un cliché. Même les deux saisons pluvieuses sont traversées, tous les trois ou quatre jours, d’après-midis ardemment ensoleillées. D’ailleurs depuis quelques temps, ici comme partout, le temps fait comme il veut. Les météorologistes eux-mêmes semblent désorientés. Et je peux te dire que le Covid n’a rien à y voir. C’était déjà comme ça des mois avant ce fléau. C’est étonnant la vie des mots ! Il n’y a pas si longtemps, disons quoi, vingt, trente ans - pour toi qui n’étais pas née, évidemment, ça fait un siècle - donc il n’y a pas si longtemps, calamité était un mot plus fort que fléau. Calamité suggérait une plus grande diversité de dégâts. Je ne crois pas que ça ait à voir avec son genre… féminin. Je pense plutôt que ses sonorités courtisaient l’imagination bien davantage que ne sait le faire le fléau. Assurément, ce n’est pas tout à fait ainsi que le dit le Dictionnaire historique des mots, d’Alain Rey. Mais les savants proposent, les langages populaires disposent.

Je te disais donc, chère Julie, que les météorologistes perdent le nord. Ou plutôt le sens des marées. Il faut dire que c’est à vue d’œil que la mer se livre à des foucades. Elle se retire loin, très loin, laisse remonter puis durcir pendant des heures, d’immenses étendues de vase parcourues ça et là d’entailles plus tendres, presque liquides, où les aigrettes, ces oiseaux au plumage immaculé qui volent en escadrilles, se régalent de larves jusqu’au retour de l’eau. Chez nous, l’eau de la mer est marron car elle reçoit les alluvions de l’Amazone. Cela fait près d’un an déjà que la mer joue à ça. Il n’y aucune raison pour que les choses aient changé ces deux dernières semaines. Je crois plutôt que cela va durer encore une bonne année et que nous verrons revenir plus tôt que d’habitude la mangrove de palétuviers.

Mais je suis incorrigible avec mes digressions ! Ce n’est pas de la mer que j’avais prévu de te parler. Je voulais juste te dire que je pense très fort à toi. Et à quelques autres, ici et chez toi. Je me demande ce que tu deviens. J’avais renoncé à te convaincre. Par respect pour ton choix de liberté. Mais je n’ai jamais cessé d’en être inquiète. J’ai admis ce choix dès la nuit de notre première rencontre.

 J’accompagnais une maraude du SAMU. Tu ne voulais pas être hébergée. Admettre ne signifie ni comprendre ni accepter.

Julie ? Julie ???? Tu réponds ? !

Je repasserai. Je reviendrai dans cet angle de rues. Et ta moue et ton sourire et ta raideur m’accueilleront. Dis-moi oui.

Christiane Taubira"

6 commentaires:

  1. Une femme de valeurs.
    Un vrai sens de l'humanité.
    Émouvant message.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis d'accord avec toi, et ses mots, sa poésie son accompagnement en sont la preuve. Une grande humaniste je crois.
      Bonne journée, avec le bout du tunnel qui se profile,j'espère, à l'horizon.

      Supprimer
  2. J'ai presque eu les larmes aux yeux en lisant cette lettre. Celles et ceux qui vivent dans la rue paient un lourd tribut dans cette situation difficile et les inégalités se creusent. C'est vraiment malheureux. Bises alpines... de loin.

    RépondreSupprimer
  3. Oui, Dédé, les inégalités que l'on connaissait, se creusent jour après jour.... jusque là.
    C'est vraiment triste. Espérons que nos Politiques, de tous bords, auront compris la leçon ! peut-être.... merci Dédé pour ta fidélité, sans oublier ta jolie Bluette !

    RépondreSupprimer
  4. Réponses
    1. OUI, comme toutes ces lettres d'Intérieur.. bravo à Augustin Trapenard.
      Ses émissions sont superbes. Extrêmement émouvantes, qui amènent à la réflexion.
      bon après-midi Marie.
      Merci à toi.

      Supprimer

Par Den :
Ecrire un commentaire :
Liens vers ce message :
Créer un lien :