samedi 13 février 2021

*La brûlure (roman) Christophe Bataille (chez Grasset)

Couverture : Bataille Christophe, La brûlure, Bernard Grasset 

« On peut mettre un immense amour dans l’histoire d’un brin d’herbe. »

Gustave Flaubert à Louise Colet
 
 

Les grandes chaleurs

 

 

Notre chambre ouverte est le cadre, et dans ce cadre, les années.

Tu te souviens ? Cet été-là si chaud, on le sentait à nos pieds sur les carreaux devant la prairie, à tes jambes campées, fines et transpirantes, à nos mains où jouaient les veines.

Depuis octobre tout était doux, hésitant. Pas d’automne, pas d’hiver. Et ce vent tiède comme dans les contes.

L’été n’a pas cessé. On cherchait les mots, on ne savait plus comment dire. Parfois l’événement nous étreint comme une idée. Était-ce une longue saison ? Était-ce le climat ? Ou était-ce notre fin douloureuse ?

La chaleur a tout pris. La plaine irritée. Le lacis des fosses oubliées par nos parents, où se réfugiait la faune. Les chemins de poudre. La route du soir.

C’était hier ? C’est demain. Parfois l’événement est tel qu’il cherche à se fixer. Ce n’est pas encore un nom, c’est une image.

Tout tremblait dès l’aube, pâli comme du fer. L’enclume c’était moi, c’était toi, les yeux fixant la campagne. Je te vois ce matin d’hiver, enroulée dans les draps et me glissant : regarde, mais regarde, tout est encore brûlé… Tu crois qu’on reverra la neige ?

J’écoutais avec toi les champs de tiges et les pétales au vent. Ainsi l’événement a des courbes et un son, comme si le temps était venu d’observer une seule image.

 

Le paysage nouveau semblait une peinture, avec ses meules et ses blés brûlants. Chacun y allait de ses souvenirs. Chacun évoquait une étude scientifique, un cousin vigneron, ou la sagesse populaire qui n’a cessé de nous trahir. C’est le monde qui ne tournait plus pour nous, les hommes.

Oui, c’étaient les grandes chaleurs et il nous semblait qu’elles avaient commencé des siècles auparavant. Pourtant on se souvenait de nos jeunesses comme dans les livres, hésitantes, parfois pluvieuses, avec de longs printemps maussades et la brume comme une barre sur les routes. On se souvenait de l’automne qui mordait par les champs et par les grèves. On se souvenait de la neige sur la tour de la cathédrale – la neige allègre et sourde que percent les rires d’enfants.

À chaque saison j’ai décidé de photographier la plaine devant la maison. Pour tenir cet espace entre nos mains. Et se dire, un jour, voilà, ça s’est passé ainsi.

De temps en temps, nous regardions toi et moi ces images en silence. D’année en année, l’herbe brune, les matières flétries, les fleurs de sable montées jusqu’à nous. L’effacement du ruisseau où je jouais autrefois. Le souvenir affaibli. La transparence substituée au secret, puis à force, le vide.

 

Les hommes étaient là, à cent mètres, avec les deux voitures : préparant le café, huilant les tronçonneuses, vérifiant les chaînes et les cordes. J’approchai. Tout était gris, presque tendre, avec ces épaules, ces mains, avec mes amis et derrière eux : l’arbre. Le hêtre nous attendait, à la mesure de nos vies. Un tel matin, dans l’été qui se dresserait bientôt sur nos outils, je me suis senti fort.

On est restés ensemble à scruter les branches, le jeu du vent, cet équilibre bizarre. Je nous observe. J’observe nos veines, nos cuisses, les nuques, les mêmes taches noires aux bras. De la main gauche j’ai frôlé le tronc, j’ai glissé mes ongles dans l’écorce.

Il a quel âge, celui-là ? Quatre-vingts ans ? Beaucoup plus, bien sûr. Cent vingt, cent cinquante ans. Ce n’est pas l’Empire ou la République. C’est un corps qu’on va réduire, entaillé par les enfants autrefois, un arc à l’épaule, un cerceau à la main, pendant que toi, sur le ventre, le dos trempé, dans le grand lit tu dors.

 

La brûlure   –   Christophe Bataille   –   Grasset

 

 

 

2 commentaires:

  1. Tu donnes envie de lire ce livre

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    1. Tu as raison. Un petit bouquin qui se lit d'une traite. Avec grand plaisir.
      Que je vais relire car l'écriture de l'auteur est magnifique... c'est un récit poétique à trois voix : un couple, l'élagueur dans la deuxième partie, et l'ARBRE au coeur de leur vie. Un grand roman. L'histoire d'un amour, et l'accident qui brise ce bonheur, avec une tension qui ne faiblit pas bien au contraire, avec un sens aigu pressenti de ce qu'il adviendra du monde !
      Je ne connaissais pas cet auteur Christophe Bataille, écrivain-éditeur .... c'est donc pour moi une découverte que je ne regrette nullement.
      A LIRE !
      merci à toi Marie pour tes mots.
      Bonne soirée.

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Par Den :
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