"Mon coeur est comme un piano précieux fermé à double tour, dont on aurait perdu la clé.
- Je n'ai pas dormi de la nuit. Il n'y a rien d'effrayant dans ma vie, rien qui puisse me faire peur,
seule cette clé perdue me torture".
Anton Tchekhov
Il est verni, d'un bois brun chaud, presque roux, c'est un piano droit, acheté à crédit.
Sous la tablette repliable où l'on dépose les partitions, on peut lire H. STEINBACH en lettres dorées, à l'anglaise, et dessous, en lettres droites, BERLIN. Une frise noire, gravée sur la partie haute, dessine des vagues, ou peut-être des guirlandes de feuilles. Les touches sont jaunies, elles résonnent beaucoup quand on les frappe, sans avoir recours à la pédale forte. La pédale douce non plus ne sert à rien, elle n'atténue rien. Mon frère aîné avait sans doute fini par les neutraliser, il rythmait toujours ses compositions en appuyant dessus de toutes ses forces, comme sur la pédale d'un grosse caisse.
Il pouvait jouer pendant des heures, improvisant comme Keith Jarrett. Ce pianiste nous obsédait. Nous l'écoutions, dans le noir, allongés sur la moquette grise du salon. Le concert à Cologne passait en boucle sur la platine, puis mon frère ouvrait son piano, je me glissais dans sa chambre, m'asseyais dans un coin et l'écoutais taper sur les touches, enfonçant la pédale pour faire vibrer la mélodie, et reproduire, avec la même énergie, la musique que nous venions d'entendre. Il commençait toujours en imitant le 33-tours, puis partait ailleurs, c'était parfois triste, souvent plein de colère. Il continuait longtemps, et je finissais par sortir sur la pointe des pieds, le laissant seul avec sa musique. Il ne s'apercevait pas de mon départ, de toute façon il semblait à peine remarquer ma présence. Je savais qu'il ne jouait pas pour moi, il ne jouait pour personne, juste pour lui-même sur son piano transformé en punching-ball.
Je l'admirais. J'aurais aimé posséder ce refuge, pouvoir confier mes émotions à un piano, comme lui, comme Keith Jarrett.
Presque vingt ans plus tard, j'irai voir Jarrett en concert, accompagné de Gary Peacock et Jack DeJohnette, et je découvrirai en images comment se produisaient ces sons.
Après avoir ajusté plusieurs fois son tabouret, s'être essuyé les mains à une serviette blanche, il s'assoit, attend qu'un silence absolu se fasse, et commence à jouer, dos au public. Très vite entraîné par sa propre musique, il se lève et joue debout. Les hanches collées au piano, il crie son plaisir, exactement comme dans le disque du Concert à Cologne, on dirait qu'il lui fait l'amour. Il est concentré, entièrement rassemblé à l'intérieur de lui-même, résolument tourné vers le fond du plateau. Cherche-t-il à se dérober aux yeux du public, avec une pudeur maladive, plutôt paradoxale pour un homme qui exerce son métier sur scène, ou nous présente-t-il son dos pour ne pas nous voir, nous ? Ne veut-il pas prendre le risque d'être dérangé par notre présence ? Pourtant, comme Glenn Gould, avec ses gémissements, et tous les souffles qui se mêlent inextricablement à la musique, il nous libre son plaisir, la part la plus intime de lui-même.
Il écoute résonner les dernières notes, longtemps, puis, lorsque tout est fini, qu'il est sûr d'avoir laissé la musique se fondre jusqu'au bout, qu'aucune réverbération n'a été perdue, dans la seconde suivante il s'échappe. Le concert est terminé, il se redresse et entérine la fin du spectacle en s'essuyant une dernière fois les mains sur sa serviette, il n'est pas encore sorti de scène qu'il nous a déjà quittés, il est ailleurs, ne reviendra plus, pas de bis, pas de prolongation intempestive, les saluts ne le concernent plus. Il nous laisse son absence, et le souvenir de sa jouissance.
Isabelle Carré
Les rêveurs
roman
Grasset
(p. 107 à 109)
*****
Coucou Den, que c'est beau et touchant!!! Bise, bonne journée tout en douceur!
RépondreSupprimerCoucou Den. Quand la musique devient exutoire... cela donne un déferlement de notes et d'émotions, non seulement pour celui qui joue, mais également pour celui qui écoute. Merci pour ce partage. Un roman que j'aimerais lire. Bises alpines.
RépondreSupprimerUn splendide hommage à l'instrument roi, et à toutes les vibrations qu'il provoque dans notre corps et notre âme...
RépondreSupprimer¸¸.•*¨*• ☆
Merci Célestine, Dédé, Maria-Lina pour le piano et sa musique.... ses notes et la sensibilité qu'il exprime ...
SupprimerLà encore Isabelle Carré imprime à l'intérieur de ce chapitre ainsi appelé "le piano", une écriture fort bien maîtrisée, une plume fine, délicate sincère. "Les rêveurs", un roman très autobiographique, sensible, qui parle des blessures silencieuses, presque invisibles, qui pourtant marquèrent au fer rouge son enfance, sa jeune adolescence si bien racontées.
"Notre vie ressemblait à un rêve étrange et flou, parfois joyeux, ludique, toujours bordélique, qui ne tarderait pas à s'assombrir, mais bien un rêve, tant la vérité et la réalité en était absente. Là encore, et malgré la sensation apparente de liberté, il fallait jouer au mieux l'histoire, accepter les rôles qu'on nous attribuait, fermer les yeux et croire aux contes".
"Au pied de l'arc-en-ciel se dissimule toujours un trésor", nous répétait mon père. Notre univers avait la texture d'un rêve, oui, une enfance rêvée, plutôt qu'une enfance de rêve."
"Les Rêveurs", page 62 Isabelle Carré (Grasset)
Bonne soirée à chacune d'entre vous.
Je vous embrasse.
Den
La phrase de Tchékow (que j'aime) est magnifique mais témoigne d'un certain désespoir. Le coeur, il faut l'ouvrir et plus on l'ouvre, plus il s'ouvre encore; plus celui des autres s'ouvre à notre encontre.... En fait, cette citation fait écho à un livre terrible au style magnifique que je viens de lire: La pluie jaune de J.Llanzanerès (à ne pas lire si on est mélancolique, c'est d'un noir absolu, mais tu le sais, je suis TRES sensible à la langue) Den, je passe toujours, même s'il m'arrive de ne laisser aucun pas derrière les tiens...
RépondreSupprimerMerci ma chère Anne pour tes passages chez moi, avec ou sans empreinte.. fermé à double tour le coeur de Tchékhov ? espérons qu'il a trouvé un jour la clef qui déverrouille l'enfermitude.. merci pour tes mots. Je ne connais pas le livre dont tu parles.... je vais aller voir.. si la langue est intéressante. Alors je prends.
SupprimerDoux week-end à toi, sous la pluie je crois, comme ici, probablement.
Bisous.
Den
Le piano a rempli mon enfance, il résonne en moi comme l'instrument du rêve et du bonheur, de la tristesse parfois, il dit si bien les sentiments !
RépondreSupprimerEt merci pour Keit Jarret, j'adore !!!
oui Marine, le piano exprime si bien tous les sentiments... suscite si bien l'émotion, les émotions... donne sens. il est transmetteur de coeur et d'âme... oui la musique parle comme une madeleine de Proust, et se relie souvent à un événement de notre vie, heureux ou malheureux.
SupprimerMerci à toi.
Bisou, bisou..