mercredi 29 août 2018

*"les exilés meurent aussi d'amour"




Les exilés meurent aussi d'amour


À ma mère






Première partie

An I de l’exil



Si je ne m’imaginais pas retrouver une maison équivalente à celle que je venais de quitter à quelque 4 215 kilomètres de là – mes parents m’avaient prévenue –, je ne m’attendais pas à ça. Trois fois deux pièces dans la même résidence, dans le même immeuble, les uns au-dessus des autres, mes deux tantes célibataires au dernier étage dans un appartement que Mitra avait baptisé l’Atelier, et qui m’était interdit tant les toiles de Zizi, les tubes de peinture, les pinceaux, les sculptures de Tala, la glaise, le plâtre, le marbre parfois, les photographies, les dessins, les livres d’art et les nus, les nombreux nus, occupaient tout l’espace.
C’était laid. Un balcon filant, mais vide. Le gris des immeubles pour seul horizon. Le minimalisme bétonné de la fin des années 70. Alors qu’une musique iranienne qui se voulait joyeuse prenait tout le monde à la gorge, Mina, la fille de Mitra et du Chinois, nouveau-née à la pilosité excessive, dormait. Je regardais autour de moi, tout me semblait banal : les assiettes, la moquette râpeuse, les ampoules nues, le papier peint d’un beige vieillot avec des motifs bambou. Quelques bibelots de valeur, rapportés entre les pulls de nos valises, juraient avec le décor. D’un an mon aîné, mon cousin Pejman (l’autre enfant de Mitra et du Chinois), se tenait dans un coin et, toujours effrayé, toujours silencieux, bâtissait des constructions tortueuses en Lego qui tenaient pourtant debout. Immobile sur le seul fauteuil confortable, grand-père Mahmoud, le père de Niloo et de mes tantes, n’avait pas desserré les dents depuis l’exil – je pensais qu’il était devenu gaga et parfois, en passant près de lui, j’agitais ma main devant son visage pour vérifier qu’il était encore en vie. Il me lançait alors un regard vide et je m’éloignais, en précisant à celui que je croisais que le grand-père était bien vivant.
Je fis le tour de l’appartement. J’en refis le tour. Je tentai de pousser les murs, espérant une porte cachée, une suite dans cet espace trop petit : mais où allais-je dormir ? La réponse vint rapidement. Par terre. Sur des matelas, dans le salon-salle-à-manger-bibliothèque-bureau avec mon père et ma mère – et le tout petit frère dans le ventre de ma mère.
L’exil, c’est d’abord ça : un espace confiné, entouré d’un monde inconnu et vaste, et d’autant plus inaccessible qu’il paraît impossible de s’échapper de la cage où s’amassent les restes misérables du pays natal.
J’étais coincée.

Le vrai drame de ce premier jour de septembre fut l’absence de Tala. Elle était belle et n’avait que dix ans de plus que moi. Les cheveux noirs et longs, la peau mate, les yeux bridés, cernés de khôl noir, auréolés d’épais sourcils en accent circonflexe, les lèvres charnues, tout en elle respirait la sensualité qui enrobait la rondeur de son corps d’impatience. Elle était trop maquillée, trop brusque, trop bruyante, presque vulgaire, mais personne ne lui ressemblait. Je l’aimais. J’attendais son retour, le ressentiment le disputant à la tristesse : je ne l’avais pas vue depuis si longtemps, était-il possible qu’elle ne m’aime plus ?
Comme moi, Zizi attendait Tala. Zizi – c’était son surnom, personne alors ne savait qu’en France, Zizi voulait dire pénis, qu’importe, d’ailleurs, Zizi resterait toujours Zizi. Elle s’était assise à côté de moi, son carnet de dessin sur les genoux, son crayon à papier dans la main. Mais elle ne dessinait pas, elle ne me parlait pas, elle attendait Tala. Zizi était à ce point pathétique que ses futurs psys s’endormiraient lors des séances : elle refusait obstinément de faire le lien entre son amour absolu pour Tala, son désir des femmes et sa tendance autodestructrice. Zizi, un vers de Baudelaire : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre. » Elle aussi doutait de l’amour de Tala.
Quand le doute de l’exil vous prend, vous êtes foutu. Peut-être était-ce ce doute, manifeste dans l’instabilité des corps qui ne savent plus comment se tenir, ni à Paris ni dans les conversations, qui hésitent, bifurquent, reprennent sans logique, peut-être était-ce ce doute qui me fit chanceler dès le premier jour. C’est quelque chose, l’exil : une claque qui vous déstabilise à jamais. C’est l’impossibilité de tenir sur ses deux pieds, il y en a toujours un qui se dérobe comme s’il continuait de vivre au rythme du pays perdu.

*
À Paris, personne n’avait de bureau où se rendre le matin, pas de rendez-vous, aucun retard. On s’agitait beaucoup plus qu’à Téhéran, tout le monde semblait très occupé mais il ne se passait rien. Les gens parlaient politique, les idées se heurtaient les unes aux autres. Tout ça me paraissait bizarre. Je me disais qu’ils avaient pris un coup de vieux, qu’ils étaient maintenant comme grand-père Mahmoud qui ne travaillait plus. Mais à Téhéran, même grand-père Mahmoud passait ses journées dans son bureau où d’autres grands-pères venaient le voir, et parlaient de tout ce qu’ils ne pouvaient plus décider.
Tala faisait comme tout le monde, comme si nous étions encore à Téhéran, comme si nous attendions d’autres invités, comme si tout ne s’était pas rétréci. Les premiers jours furent la brume : les personnages étaient les mêmes mais effacés, sans continuité, comme les premières aquarelles de Zizi qu’il fallait regarder très longtemps pour y reconnaître un visage. Je tendais la main, et s’il y avait toujours quelqu’un pour me la tenir, je n’avais plus aucun refuge. Je ne savais pas encore que mes racines avaient été coupées. Je constatais simplement que plus personne ne s’occupait de moi, que Tala ne m’aimait plus, qu’il n’y avait plus de sonnerie de téléphone, plus de livraisons de robes, de fleurs, de spiritueux, de chocolat, plus de listes d’invités, plus d’invitations à des mariages, plus d’école, plus d’amis, plus de temps perdu. La famille continuait de déboucher des bouteilles de vin ou de se disputer en citant des tas d’hommes célèbres. Ils déclamaient la révolution alors qu’il n’y avait plus personne pour les entendre. Rien n’était plus comme à Téhéran. Seul mon père ne participait pas au jeu du « voilà exactement pourquoi ça n’a pas marché » et « il faut lutter contre les-putains-d’enculés-de-fascistes » – mais il ne me parlait pas davantage, alors ça ne changeait rien pour moi.

Dans cette famille, la révolution s’était incrustée partout, sorte d’oxygène indispensable à la vie. Chacun avait un destin et un rôle politiques à tenir, chacun incarnait un idéal qui n’était jamais advenu. Communistes, radicaux de gauche, activistes. Mon oncle Behrouz et une cousine – ils étaient amants, mais ça nous l’avons su des années plus tard quand est apparue une petite cousine/petite nièce américaine – avaient passé de longues années en prison pour communisme aigu. Un des grands-oncles de ma mère était mollah, et personne ne le fréquentait plus avant la révolution : il deviendrait quelqu’un dans le nouveau régime et nous enfoncerait avec la hargne de ceux qui n’ont pas été assez aimés. Niloo, ma mère, était passée de toit en toit, armes sur le dos, fuyant les descentes de police pour préserver la famille, elle se cassa finalement une jambe. Mon père, Siamak, qui théorisait sur « comment transformer la dictature communiste en démocratie », fut un perdant dès le premier jour de sa vie. Tala avait alors une dizaine d’années, et la gourmande servait d’alibi à son frère Behrouz pour faire circuler le journal de l’opposition rouge dans différents salons de thé de la capitale. Des cousins avaient des connexions avec l’extrême gauche internationaliste londonienne et passeraient sept mois dans les camps d’entraînement palestiniens pour combattre les colons qui n’étaient pas encore seulement des juifs. Le Chinois (surnommé ainsi parce qu’il était, en Iran, un homme d’affaires redoutable et que les Chinois sont généralement redoutables en affaires) finançait à coups de billets la révolution qu’il espérait, bien qu’il ne sache pas ce qu’elle racontait, tandis que Mitra chauffait les esprits, flattait les hommes, couchait en douce avec tout ce que son frère comptait d’alliés politiques et souriait aux lendemains qui chantent – même s’ils ne chanteraient que pour les autres.
Quand j’étais petite, les livres que m’offraient mes oncles et mes tantes venaient directement de Chine. Ils étaient écrits en chinois et les images montraient des petites filles obéissantes qui jardinaient, faisaient leurs devoirs consciencieusement et dénonçaient les méchants voleurs. Ma mère me lisait en cachette des contes où il était question de marâtre et de prince amoureux, jusqu’au jour où mon père m’offrit tous les albums du capitaliste Tintin – et je fus perdue pour la cause. (Plus tard, je cherchai à retrouver les livres chinois de mon enfance et découvris que Zizi les gardait religieusement.) Mitra m’utilisait pour voler des sacs à main, faire les poches, détourner l’attention d’untel, ou de tel autre lors des grandes soirées qu’elle organisait, ou encore pour transporter des journaux interdits dans mon cartable qu’elle récupérait devant l’école quand il n’y avait plus de gardiens-de-la-morale-mon-cul pour nous surveiller. Moi aussi, j’étais devenue un rouage de la révolution.

*
Mitra réfléchissait beaucoup. Elle sortait le matin et ne revenait que le soir. Ma mère disait : « Mitra réfléchit » et chaque fois, elle semblait aller mieux. Pour tous les autres – sauf mon père – Mitra allait nous sauver. Elle était la plus réussie des sœurs Hedayat. Tout le monde s’éprenait d’elle. Diplômée en psychologie, sociologie et anthropologie, parlant parfaitement l’anglais, elle avait de longs cheveux roux, les yeux gris, la peau d’un blanc légèrement doré, les lèvres fines et élégantes, elle était l’inaccessible étoile de la féminité et l’âme de la famille. Mais l’exil allait révéler le vrai visage de Mitra : son intolérance, son arrogance, sa pulsion de mort. À Téhéran, c’était impossible, la maison était trop grande, les activités trop nombreuses, la vie sociale servait de cache-misère : Mitra manipulait son monde en marionnettiste, invisible et silencieuse. Mais, ici, à Paris, la promiscuité, le manque, l’échec, le déclassement, l’avenir brouillé et le présent qui se dérobait, allaient la placer sous la lumière crue de la vérité. Et elle serait effrayante.
Mitra portait en elle les germes qui allaient détruire la famille. Jamais elle ne pardonnerait au reste du monde la mystérieuse maladie qui bientôt la défigurerait, faisant entendre en un écho entêtant qu’elle avait été une si belle femme, et nourrissant son ressentiment déjà considérable. Depuis l’enfance, elle était envieuse, et le fut avant même de voir le jour. Mitra avait une jumelle qui n’avait pas survécu à son avidité. À sa naissance, sa jumelle ressemblait à un champignon déshydraté et noirci, comme si Mitra – un beau bébé de cinq kilos huit cents – avait aspiré toute vie en elle. Mitra me raconta l’histoire de sa sœur mort-née, pour que je la craigne à défaut de l’aimer. Elle n’aurait pas supporté une autre Mitra, elle n’aurait pas supporté de partager sa beauté ou son intelligence, elle avait détourné toute la nourriture destinée à sa jumelle et l’avait tuée dans l’œuf.
Finalement, Mitra n’eut pas besoin de nous sauver, les attentats qui furent perpétrés un mois après notre arrivée s’en chargèrent. Car les révolutionnaires, même de salon, ne se reposent jamais. Leurs auteurs se répartissaient en deux groupes : les uns (les méchants Iraniens qui avaient gagné la révolution) voulaient tuer un maximum d’inconnus dans le métro, et les autres (les révolutionnaires français) avaient une grosse dent contre les bourgeois qui étaient tous des-putains-d’enculés-de-fascistes, alors ils mettaient des bombes dans des banques, pour tuer l’argent.
Les commentaires fusaient, les yeux brillaient, personne ne pensait à manger, la panique gagnait du terrain. Il y eut comme un souffle de vie. Fini, les discussions mortifères autour de la révolution qui avait déjà eu lieu à leur désavantage, la révolution était là, à Paris, à quelques pas. L’occasion de craindre de nouveau pour leur vie. Si les méchants de Téhéran étaient à Paris, ils étaient là, eux aussi, qui avaient eu des responsabilités dans les rouages du Parti. Ils existaient de nouveau, et les voisins devenaient curieux et empathiques. La menace était si sérieuse que ma mère cessa de pleurer et de faire le ménage chez tout le monde.
Puis un jour, Mitra entra comme une tornade dans le salon-salle-à-manger-bibliothèque-bureau et annonça simplement : « Amir est à Paris. » C’est alors que l’histoire commença pour de bon. Ou plutôt, elle reprit pour eux, et commença pour moi.

Les exilés meurent aussi d'amour
roman
Abnousse Shalmani

Bernard Grasset
 Paris

parution le 22 août 2018

*****

« Ma mère était une créature féerique qui possédait le don de rendre beau le laid. Par la grâce de la langue française, je l’avais métamorphosée en alchimiste. C’était à ça que servaient les mots dans l’exil : combattre le réel et sauver ce qui restait de l’enchantement de l’enfance. »

Shirin a neuf ans quand elle s’installe à Paris avec ses parents, au lendemain de la révolution islamique en Iran, pour y retrouver sa famille maternelle. Dans cette tribu de réfugiés communistes, le quotidien n’a plus grand-chose à voir avec les fastes de Téhéran. Shirin découvre que les idéaux mentent et tuent ; elle tombe amoureuse d’un homme cynique ; s’inquiète de l’arrivée d’un petit frère œdipien et empoisonneur ; admire sa mère magicienne autant qu’elle la méprise de se laisser humilier par ses redoutables sœurs ; tente de comprendre l’effacement de son père… et se lie d’amitié avec une survivante de la Shoah pour qui seul le rire sauve de la folie des hommes.


Ce premier roman teinté de réalisme magique nous plonge au cœur d’une communauté fantasque, sous l’œil drôle, tendre, insolent et cocasse d’une Zazie persane qui, au lieu de céder aux passions nostalgiques, préfère suivre la voie que son désir lui dicte. L’exil oserait-il être heureux ?



*****









4 commentaires:

  1. Je ne connais pas du tout cette auteure.

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    1. Moi non plus, à découvrir donc en cette rentrée littéraire et se faire une idée !
      Bon après-midi Marie..............

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  2. L'extrait que tu poses ici, donne envie de lire ce livre!

    J'ai retenu en particulier cette phrase:
    "L’exil, c’est d’abord ça : un espace confiné, entouré d’un monde inconnu et vaste, et d’autant plus inaccessible qu’il paraît impossible de s’échapper de la cage où s’amassent les restes misérables du pays natal."

    c'est puissant et fort, plein de souffrances contenues...

    Merci pour ce partage

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    1. ...oui Marie, j'ai trouvé dans ce livre des mots très forts : "Un roman entre deux terres, l'Iran et la France qui donne une identité aux exilés et beaucoup d'humanité. Loin du drame des migrants, ce livre est une tragédie-comédie, pleine d'humour. Comme l'auteur, nombreux sont ceux qui bannis de leur pays, sont obligés de s'expatrier, notamment pour des raisons politiques".

      Un livre sur la quête de l'identité dans un exil qui tente de choisir son propre corps dans de nouvelles pages à découvrir.

      Merci Marie.

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Par Den :
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