dimanche 5 août 2018

*Sous le vent du monde...




"Èheni allait dans le long cri du vent.
Il avait quitté l'anse de la rivière abritée par le grand ravin de roche alors que la lumière blême éclaboussait le ciel traversé de nuages effilochés encore silencieux. Et puis le vent, la voix des blanches et froides montagnes où sont les sources du ciel et de tout ce qui est sous le ciel, était descendu jusqu'à terre.
Èheni avait entendu le vent avant de le voir, avant de le sentir sur sa peau.
Il s'était arrêté de marcher. Écoutant.
Silhouette soudain dressée parmi les arbustes épars au sommet d'une pente d'herbe maigre, le regard levé dans la lumière épaissie vers le déferlement sombre maintenant ininterrompu des nuages. Dans une main le bâton court appointé, dans l'autre les bois de l'edroü tué plusieurs jours auparavant (toute sa chair n'était pas mangée), et la peau de la bête grossièrement écharnée, pas même saupoudrée de la terre rouge qui assouplit, poisseuse encore de son odeur, les pattes nouées sous le menton, portée par-dessus celles qui le vêtaient, épaississant son allure. Écoutant, là, debout. Le cou tendu, reniflant par ses larges narines qui palpitaient lentement…
Aux oreilles de Èheni, pas mieux qu'un murmure, à cet instant. La voix du vent montait des gorges de la lointaine montagne aux sommets enlisés dans le ciel alourdi, écharpant aux dents noires des arbres, dans les escarpements, des lambeaux de nuages pendus. Comme une bête qui tourne et cherche sa colère.
Écoutant, reniflant. Regardant, paupières plissées, courir vers lui le vent dans la forêt, les talus dénudés, sur les herbes durcies et cassées par l'haleine des nuits froides revenues. Le souffle avait fraîchi la sueur de son visage, bu les gouttelettes qui perlaient à son front et sous ses yeux, caressé ses bras et ses jambes nus. Avait emporté le faible grognement échappé d'entre ses lèvres, dans un bref frisson de tout son corps.
Il s'était remis en marche, face au vent, à petites foulées régulières, soutenant d'une main les bois du cerf croché sur son épaule par l'empaumure d'une des branches.
Et il allait toujours, de cette même allure. La bourrasque qui secouait les entours braillait à ses oreilles. Les hautes pentes et les parois abruptes des lointains n'étaient plus visibles, emportées dans les sombres replis que charriait la fin du jour. Les arbres de la forêt se dressaient gigantesques et secoués de toutes leurs branches par l'empoignade avec les griffes du vent sous le grand remous noir du ciel. Il allait, sans faillir. Les feuilles arrachées volaient autour de lui, des branchages l'atteignaient parfois sans qu'il leur accordât plus d'attention qu'aux ramures cinglantes des buissons fouettant sa course obstinée - comme s'il ne s'en apercevait pas. Parfois, il manquait un temps, qui n'avait rien d'une hésitation : sa course trottinante reprenait allure de marche ; il resserrait sous son cou les pattes nouées de la peau d'edroü et réajustait ses bois sur l'épaule, reniflait le vent ; entre les plis des paupières, son regard acéré fouillait la houle embrouillée et craquante des branches et des cimes.
Il savait où aller"

Pierre Pelot
Sous le vent du monde
4 - avant la fin du ciel
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