mardi 15 juin 2021

*Le cerf-volant

Couverture : Laetitia Colombani, Le cerf-volant, Grasset 

 

À Jacques
Aux enfants du désert du Thar
À ma mère,
qui a passé sa vie à enseigner
À la mémoire de Dany,
partie rejoindre les cerfs-volants dans le ciel
 
 
 

« Ne marche pas devant moi, je ne te suivrai peut-être pas. Ne marche pas derrière moi, je ne te guiderai peut-être pas. Marche à côté de moi et sois simplement mon amie. »

Albert Camus

« Le malheur est grand, mais l’homme est plus grand que le malheur. »

Rabindranath Tagore
 
 

 

PREMIÈRE PARTIE

La petite fille sur la plage

 

 

Chapitre 1

Deux ans plus tôt.

Malgré l’heure tardive, la touffeur l’assaille dès la descente d’avion. Léna débarque sur le tarmac de l’aéroport de Chennai, où des dizaines d’employés s’activent déjà dans l’obscurité, vidant les flancs de l’appareil qui vient de se poser. Les traits chiffonnés par une interminable journée de voyage, elle passe la douane, récupère ses bagages, quitte le vaste hall climatisé pour franchir les portes vitrées. Elle pose un pied dehors et l’Inde est là, tout entière, devant elle. Le pays lui saute à la gorge comme un animal enragé.

 

Léna est immédiatement saisie par la densité de la foule, le bruit, les klaxons qui résonnent, les embouteillages au milieu de la nuit. Cramponnée à ses sacs, elle est interpellée de toutes parts, sollicitée par mille mains sans visage qui l’agrippent, lui proposent un taxi, un rickshaw, tentent de s’emparer de ses bagages contre quelques roupies. Elle ignore comment elle se retrouve à l’arrière d’une voiture cabossée dont le conducteur tente en vain de refermer le coffre avant de l’abandonner grand ouvert et se lance dans une logorrhée mêlant indifféremment tamoul et anglais. Super driver ! répète-t-il à l’envi tandis que Léna jette des regards inquiets en direction de sa valise qui menace de tomber à chaque virage. Elle observe, sidérée, la circulation dense, les vélos slalomant entre les camions, les deux-roues sur lesquels sont juchés trois ou quatre passagers, adultes, vieillards ou enfants, sans casque, cheveux au vent, les gens assis sur le bas-côté, les vendeurs ambulants, les groupes de touristes agglutinés devant les restaurants, les temples anciens et modernes décorés de guirlandes, les échoppes délabrées devant lesquelles errent des mendiants. Le monde est partout, se dit-elle, au bord des routes, dans les rues, sur la plage que le taxi entreprend de longer. Léna n’a jamais rien vu de semblable. Elle est happée par ce spectacle qui l’étonne autant qu’il l’effraie.

 

Le chauffeur finit par s’arrêter devant sa guest-house, un établissement sobre et discret bien noté sur les sites de réservation en ligne. L’endroit n’a rien de luxueux mais il offre des chambres avec vue sur la mer – c’est l’unique exigence de Léna, sa seule nécessité.

 

Partir, prendre le large, l’idée s’est imposée à elle comme une évidence, par une nuit sans sommeil. Se perdre loin, pour mieux se retrouver. Oublier ses rituels, son quotidien, sa vie bien réglée. Dans sa maison silencieuse où chaque photo, chaque objet lui rappelle le passé, elle craignait de se figer dans la peine, comme une statue de cire au milieu d’un musée. Sous d’autres cieux, d’autres latitudes, elle reprendra son souffle et pansera ses blessures. L’éloignement se révèle parfois salutaire, songe-t-elle. Elle sent qu’elle a besoin de soleil, de lumière. Besoin de la mer.

 

L’Inde, pourquoi pas ?… François et elle s’étaient promis de faire ce voyage mais le projet s’est perdu, comme tant d’autres que l’on forme et que l’on oublie faute de temps, faute d’énergie, de disponibilité. La vie a filé, avec son cortège de cours, de réunions, de conseils de classe, de sorties de fin d’année, tous ces moments dont la succession a pleinement occupé ses journées. Elle n’a pas vu le temps passer, entraînée par le courant, cette ébullition du quotidien qui l’a absorbée tout entière. Elle a aimé ces années denses et rythmées. Elle était alors une femme amoureuse, une enseignante investie, passionnée par son métier. La danse s’est arrêtée, brutalement, un après-midi de juillet. Il lui faut tenir bon, résister au néant. Ne pas sombrer.

 

Son choix s’est porté sur la côte de Coromandel, au bord du golfe du Bengale, dont le nom est à lui seul une promesse de dépaysement. On dit que les levers de soleil sur la mer y sont de toute beauté. François rêvait de cet endroit. Parfois, Léna se ment. Elle se raconte qu’il est parti là-bas et l’attend sur la plage, au détour d’un chemin ou de quelque village. Il est si doux d’y croire, si doux de se méprendre… Hélas, l’illusion ne dure qu’un instant. Et la douleur revient, comme le chagrin. Un soir, mue par une impulsion, Léna réserve un billet d’avion et une chambre d’hôtel. Ce n’est pas un acte irréfléchi, plutôt un élan qui obéit à un appel, une injonction échappant à la raison.

 

Les premiers jours, elle sort peu. Elle lit, se fait masser, 
boit des tisanes au centre de soins ayurvédiques de l’établissement, se repose dans le patio arboré. Le cadre est agréable, propice à la détente, le personnel attentif et discret. Mais Léna ne parvient pas à se laisser aller, à endiguer le flot de ses pensées. La nuit, elle dort mal, fait des cauchemars, se résout à prendre des cachets qui la rendent somnolente tout au long de la journée. À l’heure des repas, elle reste à l’écart, n’a nulle envie de subir la conversation forcée des autres clients, d’entretenir des échanges de surface dans la salle à manger, de répondre aux questions qu’on pourrait lui poser. Elle préfère rester dans sa chambre, commander un plateau qu’elle picore sans appétit sur un coin du lit. La compagnie des autres lui pèse autant que la sienne. Et puis elle ne supporte pas le climat : la chaleur l’indispose, comme l’humidité.

 

Elle ne participe à aucune excursion, aucune visite des sites de la région, pourtant prisés des touristes. Dans une autre vie, elle aurait été la première à compulser les guides de voyage, à se lancer dans une exploration approfondie des environs. La force lui manque aujourd’hui. Elle se sent incapable de s’émerveiller devant quoi que ce soit, d’éprouver la moindre curiosité pour ce qui l’entoure, comme si le monde s’était vidé de sa substance et n’offrait plus qu’un espace vide, désincarné.

 

Un matin, elle quitte l’hôtel à l’aube et fait quelques pas sur la plage encore déserte. Seuls des pêcheurs s’activent entre les barques colorées, rafistolant leurs filets qui forment de petits tas vaporeux à leurs pieds, semblables à des nuages mousseux. Léna s’assoit sur le sable et regarde le soleil se lever. Cette vision l’apaise étrangement, comme si la certitude de l’imminence d’un jour nouveau la délivrait de ses tourments. Elle ôte ses vêtements et entre dans l’eau. La fraîcheur de la mer sur sa peau la rassérène. Il lui semble qu’elle pourrait nager ainsi, à l’infini, se dissoudre dans les vagues qui la bercent doucement.

 

Elle prend l’habitude de se baigner alors que tout dort encore autour d’elle. Plus tard dans la journée, la plage devient cet espace grouillant de monde, où se pressent des pèlerins s’immergeant tout habillés, des Occidentaux avides de photos, des vendeuses de poisson frais, des camelots, des vaches qui les regardent passer. Mais à l’aube, nul bruit ne vient troubler les lieux. Vierges de toute présence, ils s’offrent à Léna tel un temple en plein air, un havre de paix et de silence.

 

 Une pensée la traverse, quelquefois, tandis qu’elle gagne le large : il suffirait de pousser un peu plus loin, de demander à son corps épuisé un ultime effort. Il serait doux de se fondre dans les éléments, sans bruit. Elle finit pourtant par rejoindre la rive, et remonte à l’hôtel où le petit déjeuner l’attend.

 

De temps en temps, elle aperçoit un cerf-volant près de la ligne d’horizon. C’est un engin de fortune, maintes fois rapiécé, tenu par une enfant. Elle est si frêle et si menue qu’on dirait qu’elle va s’envoler, cramponnée à son fil de nylon comme le Petit Prince à ses oiseaux sauvages, sur cette illustration de Saint-Exupéry que Léna aime tant. Elle se demande ce que la gosse fait là, sur cette plage, à l’heure où seuls les pêcheurs sont levés. Le jeu dure quelques minutes, puis la petite fille s’éloigne et disparaît.

 

Ce jour-là, Léna descend comme de coutume, les traits tirés par l’insomnie – un état auquel elle s’est habituée. En elle, la fatigue s’est installée – elle est ce picotement autour des yeux, ce malaise vague qui la prive d’appétit, cette lourdeur dans les jambes, cette sensation de vertige, ce mal de tête persistant. Le ciel est clair, d’un bleu qu’aucun nuage ne vient troubler. Lorsqu’elle tentera par la suite de reconstituer le fil des événements, Léna sera incapable d’en retracer le cours. A-t-elle présumé de ses forces ? Ou délibérément ignoré le danger de la marée montante, le vent qui venait de se lever dans l’aube naissante ? Alors qu’elle s’apprête à rentrer, un courant puissant la surprend, la ramène vers le large. Dans un réflexe de survie, elle essaye d’abord de lutter contre l’océan. Vaine tentative. La mer a vite raison de ses efforts, du maigre capital d’énergie que des nuits sans sommeil ont largement entamé. La dernière chose que Léna distingue avant de sombrer est la silhouette d’un cerf-volant, flottant dans un coin de ciel, au-dessus d’elle.

 

Lorsqu’elle rouvre les yeux sur la plage, un visage d’enfant lui apparaît. Deux prunelles sombres la fixent, ardentes, comme si par l’intensité de ce regard, elles tentaient de la ramener à la vie. Des ombres rouges et noires s’agitent, échangent des interjections affolées dont Léna ne saisit pas le sens. L’image de l’enfant se brouille dans le tumulte général avant de s’évanouir tout à fait, au milieu de l’attroupement en train de se former.

 

Chapitre 2

Léna s’éveille dans un décor blanc et brumeux, une grappe de jeunes filles penchées sur elle. Une femme âgée entreprend de les disperser comme on chasserait des mouches. Vous êtes à l’hôpital ! clame-t-elle dans un anglais mâtiné d’un fort accent indien. C’est un miracle que vous soyez en vie, poursuit-elle. Les courants sont puissants par ici, les touristes ne se méfient pas. Il y a beaucoup d’accidents. Elle l’ausculte, avant de conclure d’un ton rassurant : Plus de peur que de mal, mais on vous garde en observation. À cette annonce, Léna manque défaillir à nouveau. Je me sens bien, ment-elle, je peux sortir. À dire vrai, elle est épuisée. Tout son corps lui fait mal, comme si on l’avait rouée de coups, comme si elle était passée à travers l’essoreuse d’une machine à laver. Ses protestations restent vaines. Reposez-vous ! lance l’infirmière en guise de conclusion, en l’abandonnant dans son lit.

 

Se reposer, ici ? La recommandation ne manque pas d’ironie… L’hôpital est aussi animé qu’une autoroute indienne en milieu de journée. Des patients attendent, agglutinés dans le couloir voisin, d’autres sont en train de manger. D’autres encore invectivent le personnel soignant, qui paraît débordé. Juste à côté, dans la salle de soins, une jeune femme s’énerve contre un médecin qui tente de l’examiner. Près d’elle se tient le groupe de filles qui s’agitaient au chevet de Léna. Adolescentes pour la plupart, elles sont vêtues à l’identique d’un salwar kameez1 rouge et noir. Elles semblent obéir à l’autorité de la jeune femme qui, pressée de s’en aller, entreprend de dégrafer le tensiomètre à son bras. Au grand dam du médecin, elle ne tarde pas à filer, suivie de sa troupe qui lui emboîte le pas.

 

 

Le cerf-volant   –   Laetitia Colombani   –   Grasset
 
 

 

2 commentaires:

  1. J'ai lu la "Tresse" tu me donnes envie de lire ce livre...

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    Réponses
    1. j'ai aimé aussi "la tresse", un roman bien construit, et je vais lire celui-ci : déjà le titre me plaît. Je l'ai entendue à la Grande Librairie et sa présentation m'inspire également.
      Merci Marie pour tes mots de bienveillance et de fidélité.
      bonne fin d'après-midi.

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Par Den :
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