jeudi 24 mai 2018

*Dans les pas d'Alexandra David-Neel

Couverture : Dans les pas d’Alexandra David-Néel de Éric Faye et Christian Garcin chez Stock

PREMIÈRE PARTIE




I


La route de Shigatsé


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Dimanche 14 juin, j’ai un peu de fièvre, si bien que je m’endors dans la voiture, bercé par les bavardages incessants de Phuntsok et Phuntsok.
Le premier, que nous considérons, peut-être à tort, comme le responsable en titre et appelons de ce fait dalaï-Phuntsok afin de le différencier de l’autre, est notre guide (obligatoire pour se déplacer au Tibet) et interprète plus ou moins anglophone. Le second, que selon la même logique nous surnommons panchen-Phuntsok, est notre chauffeur, qui quant à lui ne parle que le tibétain – quoique sans doute aussi le chinois. Tous deux sont aussi joviaux et attentionnés que très religieux – ou superstitieux, les deux pouvant à l’occasion faire bon ménage. Les temples, monastères et lieux sacrés que nous visitons chaque jour depuis notre arrivée leur sont prétextes à de multiples prosternations, prières sourdement psalmodiées dans leur absence de barbe, défilés à la queue leu leu dans le sens des aiguilles d’une montre autour de statues dorées qu’il est interdit de photographier sauf en payant 20 yuans (3 euros) en moyenne, coups de front contre tel support en bois de telle icône ou photographie – panchen-lamas (surtout les numéros 5, 9 et 10, j’y reviendrai), dalaï-lamas (essentiellement les numéros 4 et 5) ou bouddhas en tout genre (du passé, du futur, de la compassion, etc.) – et scrupuleux remplissages de beurre de yak faisant office de cire dans les larges coupelles ornées de bougies qui tremblotent devant ces mêmes icônes ou portraits.
Or il faut bien l’avouer, tout ce rituel, répété plusieurs fois par jour, parvient de temps en temps à nous lasser un peu.
Depuis presque une semaine nous sommes au Tibet sur les traces d’Alexandra David-Néel, exploratrice et orientaliste née en 1868 tout près de l’endroit où vit l’un de nous deux (Saint-Mandé), morte cent un ans plus tard tout près de celui où l’autre possède une maison à la montagne (Digne-les-Bains), et qui a peut-être croisé en janvier 1917 sur le paquebot Cordillère qui l’emmenait de Singapour à Kobe un commandant de bord qui était l’un de nos bisaïeuls. Son nom est passé à la postérité en raison de l’exploit, le mot n’est pas trop fort, qu’elle avait accompli en 1924 : cette année-là en effet, alors qu’elle n’était plus tout à fait une jeune fille (cinquante-cinq ans passés), elle avait franchi à pied et clandestinement, en compagnie de son fils adoptif le lama Aphur Yongden, les mille huit cents kilomètres de montagnes, cols et vallées profondes qui séparent le nord du Yunnan (où nous nous rendrons d’ici une dizaine de jours) de Lhassa, la capitale tibétaine alors interdite aux étrangers, dans laquelle elle a passé deux mois déguisée en mendiante du cru.
Aujourd’hui 14 juin 2015 nous roulons en direction de Shigatsé, la deuxième ville du Tibet, où Alexandra s’était rendue clandestinement depuis le Sikkim en 1916, soit huit ans avant son expédition tout aussi clandestine du Yunnan à Lhassa, et d’où elle avait alors été chassée. Ce qui ne l’avait pas empêchée, à Shigatsé, de rencontrer le 9e panchen-lama, un de ceux dont nous voyons régulièrement le portrait dans les temples et monastères que nous visitons, et qui ressemble un peu à un Philippe Noiret avec de fines moustaches.
La route entre Lhassa et Shigatsé (trois cents kilomètres environ d’est en ouest) commence par longer une vaste vallée qui a de faux airs de val de Durance, sauf que les montagnes autour sont plus sèches (et aussi que la Durance, ici, est tout de même le Brahmapoutre). Puis nous bifurquons vers le sud pour rejoindre Shigatsé via le col Gamba (4 998 mètres), où quelques Tibétains vêtus de longs manteaux et coiffés de chapeaux à bords plats proposent aux touristes qui s’arrêtent là pour apprécier la vue splendide sur le lac Yamdrok en contrebas de les prendre en photo en compagnie de leurs yaks, agneaux ou chiens (mastiffs), affublés pour les uns de colliers en fourrure rouge, pour les autres de divers colifichets colorés, le tout cédant sans peine aux exigences d’un kitsch dont la Chine tout entière semble s’être fait une spécialité – or le Tibet, depuis longtemps et jusqu’à nouvel ordre, est bel et bien chinois. Alexandra a longé ce lac au printemps 1924, lorsqu’elle a quitté Lhassa pour Gyantsé, et avant de rentrer en Inde.
Après avoir déjeuné, dans la petite ville de Nagartsé, d’inévitables momo au yak (pilmeni en Russie occidentale, pozy en Sibérie, jiaozi en Chine, buuz en Mongolie, momo au Népal et au Tibet, le ravioli, plus ou moins large et plus ou moins épais, est le trait d’union de tous les Orients), puis franchi le col Karola (5 039 mètres) que lèche un glacier qui naguère devait le toucher, nous faisons une halte à Gyantsé, où Alexandra s’est donc rendue au retour de Lhassa en mai 1924 (mais puisque nous sommes plus ou moins sur ses traces, nous n’avons pas fini de la croiser).



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II

Gyantsé



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Ce que nous avons aperçu en tout premier de Gyantsé, de loin, dans la vallée plate où pousse l’orge, ce fut le dzong, la place forte élancée dont les murailles courent sur l’échine du mont Dzongri, au-dessus de la ville. Nous avons fait halte dans le centre, sur une esplanade où un petit groupe d’hommes et de femmes chapeautés devisaient, assis sur les dalles autour d’une bouteille Thermos qui avait fait son temps, en buvant à petites gorgées du thé au beurre. Ils avaient posé près d’eux leurs ballots, sans doute avaient-ils encore une longue marche avant de parvenir à destination. Nous avons échangé avec eux quelques mots, quelques sourires. Nos chauffeur et guide n’avaient pas l’air de priser les habitants de la région, qui n’était pas la leur. Des gens enrichis par la culture de l’orge et qui ne dédaignent pas de boire, disait en souriant notre guide, lequel se saoulait sans frein au bouddhisme tantrique.
Sur cette place tranquille, au pied du dzong, s’élève un obélisque en l’honneur du statut de cité « héroïque » que s’est acquis Gyantsé pour avoir résisté pendant plusieurs jours à l’incursion militaire britannique, cent onze ans avant que nous en parcourions les rues. Craignant, dans le contexte du « Grand Jeu », que la Russie n’étende son influence au Tibet et ne s’implante aux portes des Indes, et souhaitant développer des relations commerciales avec ce pays fermé, la Grande-Bretagne, qui se voyait alors opposer une fin de non-recevoir des autorités tibétaines, lança en décembre 1903 une expédition vers Lhassa. En juin 1904, pas très loin de la frontière indienne, le contingent britannique buta sur le verrou de Gyantsé et sa citadelle. Le dzong, où étaient retranchés quelques centaines de soldats tibétains aux armes obsolètes, résista plusieurs jours aux tirs d’artillerie et aux assauts des Gurkhas avant de tomber.
Commandé par le colonel Francis Younghusband, le corps expéditionnaire parvint à Lhassa un mois plus tard et arracha aux autorités un traité stipulant que la Grande-Bretagne ouvrirait trois comptoirs au Tibet, dont un à Gyantsé. Un poste d’agent commercial y fut créé et resta occupé jusque dans les années 1940. Il y avait donc une présence britannique dans la ville lorsque, une nuit de mai 1924, arrivant de Lhassa, Alexandra David-Néel entra dans le fortin où résidait l’agent commercial David MacDonald2.
Son séjour à Gyantsé au printemps, si bref fût-il (dans les deux à trois semaines), est un moment pivot dans sa vie de voyageuse. Car la voici enfin rassasiée. Elle est épuisée, mais victorieuse ! « J’ai réussi aussi complètement que le plus exigeant eût pu le rêver un voyage dont le pittoresque dépasse de beaucoup celui des voyages inventés par Jules Verne, passant par des régions qui, d’après des informations dignes de foi, n’ont jamais été visitées par un voyageur de race blanche », explique-t-elle alors dans une lettre à Philippe, son mari resté en Europe. Elle considère l’aventure comme terminée. Treize ans, pratiquement, qu’elle a quitté l’Europe ! Treize ans pendant lesquels elle s’est imprégnée de bouddhisme, d’Asie et de langue tibétaine. Elle a été la première Européenne à entrer dans la Rome du lamaïsme, en se faisant passer pour tibétaine, et elle y est restée deux mois. « Lha gyalo ! Les dieux ont triomphé ! » exulte-t-elle. C’est qu’elle vient de jouer un sacré tour aux Britanniques, qui l’avaient punie huit ans plus tôt en l’expulsant du Sikkim, une principauté himalayenne sous leur contrôle, parce qu’elle avait osé faire à partir de là sa toute première incursion au Tibet.
C’est dans cet état d’esprit que, en chemin vers l’Inde, elle se présente en haillons à l’envoyé de Sa Majesté à Gyantsé, durant la nuit du 5 mai 1924. Dans un anglais parfait, elle décline son identité, qu’elle a cachée pendant des mois. Elle redevient Alexandra David-Néel.
Elle n’est pas seule. L’accompagne un lama tibétain du nom d’Aphur Yongden, auquel elle doit beaucoup. L’essentiel, peut-être.
Aphur Yongden est un personnage de roman, entré dans la vie d’Alexandra dix ans plus tôt, au printemps 1914, au Sikkim. « Un jeune lama va probablement venir demeurer avec moi », écrit-elle alors à son mari. Jeune est bien le mot puisque, né le jour de Noël 1899, il a quatorze ans. Aphur a été conduit au monastère par ses parents et consacré religieux à l’âge de huit ans. À partir de ce printemps 1914, le petit lama va passer auprès de l’orientaliste tout le restant de sa vie, jusqu’à sa mort en 1955, en France. Qu’aurait fait Alexandra sans lui, chaque fois que des complications se dressaient sur sa route ? Lorsqu’elle l’évoque, elle n’en fait pas pour autant un saint pétri d’abnégation. « [Il] est venu avec moi par désir de s’instruire et de voir l’Occident. » Simple curiosité, alors ? Non. Elle discerne en lui ce qui peut paraître paradoxal chez un lama : de l’ambition et une volonté tenace de concrétiser ses désirs. S’extraire de son milieu au Sikkim, s’élever socialement : « Il veut réussir, devenir un petit savant, écrire un dictionnaire franco-tibétain, etc. Il veut aussi se faire naturaliser français. Il a un programme et ne lâchera pas celui-ci aisément », note Alexandra. Étrange destin que celui de ce lama binoclard qu’elle adopte en 1929 ; tout en initiant son orientaliste de « mère » aux finesses de l’Asie bouddhique, Aphur Yongden, qui signera avec elle plusieurs ouvrages, succombe à « la tentation de l’Occident ». En définitive, chacun sert de passeur à l’autre. Qu’Alexandra soit au Japon, en Corée ou en France, Aphur est là : un Tibet humain à côté d’elle. Et sans doute est-ce grâce à ce petit lama qu’Alexandra a bouclé la boucle, la nuit de 1924 où elle s’est présentée à Gyantsé. Sans doute est-ce grâce à lui qu’elle a pu atteindre Lhassa et devenir ce qu’elle est devenue. Sans doute est-ce grâce à lui que nous écrivons sur elle, pour qui la fascination est intacte un siècle après son grand périple asiatique.
On dispose d’une seule photo d’Alexandra dans Lhassa, soit peu avant son passage à Gyantsé. Elle est méconnaissable, au point qu’une âme mal intentionnée, Jeanne Denys, écrira plus tard que ce n’est pas elle et qu’Alexandra n’est jamais allée au Tibet. C’est bien elle, pourtant, et elle s’est bien rendue à Lhassa, mais cela eut un prix : elle alla dans le même temps au bout d’elle-même. C’est elle, mais amaigrie et malade, le teint buriné par le soleil des hautes altitudes, c’est elle, embusquée sous les oripeaux d’une mendiante. Un siècle après, voilà ce que reste Alexandra à nos yeux : l’inflexible, dont la volonté ne soulève pas les montagnes mais les franchit envers et contre tout. Pour atteindre la « Rome tibétaine », elle a fait preuve d’un entêtement hors normes, qui est sa marque de fabrique : savoir encaisser les échecs, s’adapter, ne pas renoncer mais récidiver. Tout au long de sa vie, elle sera ainsi, dure envers elle-même et ceux qui l’assistent, radicale dans ses choix, si bien qu’à force de persévérance elle réussit et suscite l’admiration. Quand elle entre dans Lhassa pour le nouvel an tibétain, début 1924, elle n’en est pas à sa première tentative ; elle avait notamment échoué en 1921, en voulant atteindre la ville par le nord… (Plus tard, en 1937, à l’âge de soixante-huit ans, elle fera aussi preuve d’une obstination et d’un courage à toute épreuve dans une Chine sous les bombes japonaises ; et à cent ans, elle étonnera son monde en voulant faire renouveler son passeport, pour voyager encore…)
Une femme comme elle est un parangon de ténacité, mais quel fut son moteur, quel fut son « Rosebud » ? Dans cet exercice d’admiration éminemment subjectif, avançons une hypothèse : une fêlure remontant à l’enfance. Alexandra ne fut pas aimée par sa bourgeoise de mère, et le désamour parental l’a conduite à chercher, tôt dans sa vie, de l’air à l’extérieur, une échappatoire pour surmonter sa souffrance. À vingt ans, voici comment elle résume sa métaphysique : « En communion avec mon Maître Jésus, Épictète et les maîtres stoïciens. » Tout comme la théosophie, la doctrine anarchiste, notamment celle du géographe Élisée Reclus, la passionne. L’anarchisme et le stoïcisme, comme moyens de briser les chaînes et d’en finir avec la douleur. Alexandra bouillonne dans ses années de formation, à vingt, vingt-cinq ans, et sa quête frappe par sa cohérence. Vient un temps où le christianisme et le stoïcisme ne lui suffisent plus. Elle se tourne vers le bouddhisme et son berceau indien. Comme le stoïcisme, le bouddhisme vise à l’abolition de la souffrance. Commencent alors ses pérégrinations vers l’Orient compliqué, qu’elle va entreprendre de rendre simple. Commence un formidable travail de vulgarisation, de transmission, car Alexandra veut partager ce qu’elle décode, décortique. On sent encore, un siècle après, quel feu puissant a alimenté sa « salle des machines » : une joie de découvrir qui rejaillit sur la qualité de son œuvre, provoquant une mise sous tension de ses textes, lesquels, bout à bout, forment un seul et même grand livre. Mieux que quiconque, dans la lignée des écrits géographiques de Reclus, elle sait vulgariser sans schématiser. Elle a saisi la chance de pouvoir arpenter une face cachée de la Terre, ce qu’on appelle parfois aujourd’hui le « troisième pôle », et d’être une des toutes premières à le mettre en mots, dans la langue française, que ce soit dans sa correspondance, dans ses essais ou encore dans ses romans, car, c’est peu connu, mais elle fut aussi une romancière de talent.
Qu’a-t-elle donc découvert sur la face cachée de la Terre ? Le grand projet, la révolution david-néelienne est d’avoir mis au jour, sur le « toit du monde », tout ce que pouvait accomplir l’esprit. Elle nous a enseigné que le Tibet n’était pas tant une région qu’un itinéraire intérieur, un trésor enfoui en chacun de nous. Dans les ressorts insoupçonnés de l’esprit, dans la doctrine de cette confédération d’écoles qui constitue le bouddhisme, elle a trouvé un remède puissant pour aider l’homme à supporter la vie qu’il s’impose ou bien qu’on lui impose ; et en cela, elle a été d’avant-garde sans le savoir et reste toujours d’actualité, à l’heure où nos librairies débordent de « feel good books », d’ouvrages de « développement personnel » ou de bien-être. À l’heure où le bouddhisme, érigé par beaucoup en philosophie de la vie, gagne du terrain dans un Occident saturé de matérialisme. D’avant-garde, Alexandra l’a été aussi dans son féminisme, à travers l’affirmation de tout ce qu’une femme pouvait être : intellectuelle, femme de lettres, exploratrice, première Européenne à entrer dans Lhassa.
Et puis, last but not least, j’ajouterai à ce portrait subjectif un paradoxe qui rend Alexandra particulièrement touchante, une contradiction apparente dans laquelle se condense tout son parcours : bien que préconisant l’ataraxie, en répétant que le moi est illusion, elle a poursuivi une quête. Elle a voulu, elle a espéré, elle a rêvé Lhassa, tout en sachant, tout en écrivant, se répétant qu’espérer est souffrance, que désir égale souffrance. Elle a anticipé au fond le Camus du Mythe de Sisyphe : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. » Sur les cols qu’elle a franchis en direction de son étoile, je l’imagine heureuse. Rien n’a d’importance, donc faisons-le en connaissance de cause…

Voilà, en somme, pourquoi nous nous trouvons ici ce jour de 2015, dans les ruelles de Gyantsé, à l’imaginer, durant son petit séjour de 1924. Pour la première fois depuis très longtemps, elle ne cherche pas à dissimuler son identité, bien au contraire : elle la décline devant ses hôtes médusés. Elle n’est plus la mendiante qu’elle jouait à être et que, d’une certaine façon, elle était bel et bien. La voilà de retour dans le « Siècle », comme déjà sortie du plus vaste monastère que porte la Terre, la voilà qui envisage son retour en Occident, anticipe ses retrouvailles avec Philippe et songe à un avenir de publications et de célébrité. Elle demande à son mari de lui préparer le terrain, de prendre des contacts pour elle. Car, pour employer une de ses formules, elle est maintenant « rentrée dans le tourbillon ». Hébergée par la famille de David MacDonald, elle se repose, se remet de l’état de faiblesse dans lequel l’effort des derniers mois l’a plongée. Au lendemain de son arrivée à Gyantsé, la soupe lui paraît amère. « Ma rentrée dans le monde dit civilisé ne m’a causé aucune joie, bien au contraire. Je me sens tellement différente de tous ces gens-là, si étrangère parmi eux que, pour un peu, j’aurais pleuré en dînant avec eux. » Sans doute comprend-elle lors de ce repas que rien ne sera plus comme avant. Que ce qui fait le sel de cette vie est désormais derrière elle.
Alexandra ne mentionne pas dans sa correspondance le grand monastère de Pelkhor Chöde, adossé à une montagne, en lisière du petit centre de Gyantsé. Il en impose, avec ses murailles ocre rouge, crénelées de blanc, qui font cercle autour des temples. Ceux-ci étaient considérablement plus nombreux avant que les zélateurs de Mao ne s’acharnent sur eux pendant la Révolution culturelle : à flanc de versant s’aperçoivent encore les chicots des bâtisses démolies à cette période.
Ces édifices, on les voit encore debout sur les photos noir et blanc prises en 1938 par l’expédition allemande Ernst Schäfer, envoyée sur le toit du monde par le régime nazi. Sensiblement à la même époque, les Italiens Giuseppe Tucci et Fosco Maraini ont fait halte eux aussi à Gyantsé, où ils retourneront dix ans plus tard.
Comme ceux de toute autre lamaserie, les moines du Pelkhor Chöde sont silencieux. Celui qui nous a permis d’entrer dans une pièce attenante à la grande salle de réunion ne fait pas exception, continuant d’écrire à son pupitre pendant que nous contemplons, au mur, des masques de danse de toute évidence en colère. Ou bien est-ce eux qui nous observent, avec leurs yeux inquisiteurs ? Trois yeux, au demeurant : le troisième, rouge et noir, cisaille verticalement leur front comme une plaie. Tous ont la bouche ouverte, des crocs prêts à mordre et une expression de fureur. Ils fulminent, mais pas un son ne sort d’eux. Ceux que nous percevons viennent de beaucoup plus loin. On chante. Un chœur… Des voix de femmes, ici ? Cela se passe dehors, loin de la pénombre monastique. Rien à voir avec les voix de gorge masculines entendues ici ou là jusqu’à présent. C’est un chant cadencé, porté par des timbres aigus et purs, dont la mélodie retourne régulièrement à son point de départ, faiblit, renaît… Nous les avons vues, ces femmes, sur un des toits en terrasse du monastère. Debout, en rang, avec des jupes qui leur tombent jusqu’aux chevilles, un masque protecteur bleu sur le bas du visage, dont le haut est à demi dissimulé par un chapeau à large bord. Une dizaine, occupées à frapper le toit de leurs pieds et avec une sorte de club de golf.
C’est le chant perpétuel, entraînant et joyeux de ces travailleuses, que je garde de Gyantsé, sous le soleil revenu, qui, à 4 000 mètres d’altitude, vous cisèle un paysage, détoure une citadelle buzzatienne en partance pour le ciel. Ces femmes procèdent à la réfection d’un toit. Elles tambourinent, tassent au rythme de leur refrain un mortier tout juste répandu tiré d’une pierre blanche réduite en poudre, jusqu’à ce que, durcie, la surface de la terrasse devienne imperméable.
L’après-midi tire à sa fin. Nous reprenons la route et nous arrêtons un peu plus loin pour jeter un dernier coup d’œil sur les murailles de Gyantsé. Shigatsé, deuxième ville du Tibet où siégèrent longtemps les panchen-lamas, nous attend à une centaine de kilomètres, sous un bel orage.


            Dans les pas d’Alexandra David-Néel   –   Eric Faye   –   Stock




2 commentaires:

  1. Merci pour ce beau partage, je vais y revenir... Bise, bon vendredi tout en douceur!

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  2. Un peu long, peut-être cet extrait choisi, sur les pas d'Alexandra David-Neel !
    bisou Maria-Lina.

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Par Den :
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