Ce billet est paru le 28 novembre 2012.
Pendant un certain temps je vais vous proposer en relecture ou découverte divers textes écrits et dédiés à maman pour ses 90 ans en 2011 dans un petit livret appelé "du plus profond de ma mémoire" qui relate sa vie et celle de mon papa Justin, sa famille ...
Ce sont des textes choisis au fur et à mesure de l'avancement dans mes souvenirs... à partir de documents personnels, de photos intimes, certains sont très anciens et datent de la guerre de 1914-1918, c'est dire l'importance qu'ils ont pour moi.
Ils peuvent apparaître désordonnés dans leur suivi, mais ils ne le sont pas.
.....
A tous les miens,
présents ou absents,
ceux qui m’ont mise au monde,
parce qu’ils étaient de cette terre provençale qui chante l’instant,
dans un bout de ma chair
qui me raconte si bien,
parce qu’une partie de chacun d’entre eux
a écrit mon histoire qui coule encoeur’ dans mes veines,
à la sueur de leur front
…. je demeurerai aujourd’hui autant que demain attachée à leurs jours chevillés aux miens,
reliée au fil invisible de nos existences,
dans l’infinitude des mots, des silences et des images.
Aussi loin que je remonte dans le temps, c'est de la période de la Fromentane dont je me souviens le plus, je l'ai déjà dit.
J'ai six ans, et si nous abandonnons à regret la maison familiale avec
Léon, Juliette et les oncles célibataires, Yves, Elisée, Gustave, Aimé,
l'apiculteur, pour la rue des Cardeurs, au 37, devenue le Forum des
Cardeurs depuis, sur Aix, qui a remplacé en partie ses immeubles par de
petits restaurants au milieu de la place, ou organisés sur le bas côté,
néanmoins très sympathiques, parallèlement à la rue des Cordeliers qui
rejoint la Mairie, nous continuerons à nous y réunir en famille, à la
Fromentane, pour les fêtes, en nombre, les célibataires et les mariés,
mes cousins et cousines, pour un oui comme pour un non.
Les G..... y sont les métayers du docteur Edouard G..., et entretiennent
l'espace agricole, les vignes, les oliviers, les arbres fruitiers, les
légumes qu'ils vendent au marché, du côté des paysans, sur la place des
Prêcheurs, près du marchand d'anchois, à sa gauche, et à côté des F.... A
l'époque. Ils gèrent aussi les chevaux, le matériel.
La Fromentane, c'est la campagne, encore un coin tranquille d'Aix, dans
le prolongement des Milles, par derrière, si on emprunte sa petite
route, qui verra grandir aux alentours, quelques années plus tard, pour
les vrais aixois comme moi, un ensemble de nouveaux quartiers populaires
non éloignés de Corsy, de la ZUP, puis de la ZAC.
Pourquoi les choses essentielles ne peuvent-elles être abordées que par
des chemins de traverses, parallèlement à d'autres détours, d'autres
chemins, presque à la dérobée ?
Une nouvelle vie est à construire, sauvage, solitaire, fuyante, en
marge. Ailleurs. Mais aussi pleine de changements, de rencontres.
Une nouvelle existence.
Papa est entré à la SNCF. Il est conducteur principal de locotracteur.
Maman ne travaille pas, et s'occupe de ses deux filles. Ma soeur Gigi et moi, l'aînée.
Mais là, pour le moment, je vis toujours au chemin Valcros, à la
campagne, et je goûte toujours avec autant de plaisir les jeux
d'observation. J'aime être dehors, en pleine nature.
La tête penchée sur le petit étang plein de nénuphars et de poissons
rouges, je suis à la Ganteaume, accompagnée par deux de mes oncles, non
loin de la volière remplie de paons qui se montrent beaux avec leur roue
magnifiquement colorée, rivalisant les uns des autres, à celui qui
emportera ma préférence.
J'entre dans leur jeu de toute puissance, d'apparence visuelle.
La tête penchée sur l'eau, je respire les dernières gouttes d'une pluie
salvatrice, contemplant de loin l'arbre qui se dessine en reflet dans un
temps arrêté, dans une image perdue entre le sol et le ciel enfin
rejoints.
Presque fin octobre. C'est déjà maintenant.
Des jours revêtus d'or et de rouille s'incrustent dans des après-midis
provençales, continuent d'enregistrer des températures estivales,
jusqu'à presque 30°.
J'ai surpris en me promenant des changements dans les teintes des
feuilles des arbres, s'étalant du mordoré à la terre de Sienne, du brun
chaud aux reflets dorés, jusqu'à l'ocre rougeâtre, presque grenat par
endroit ;
elles sont en avance cette année les couleurs de la pendule automnale
qui s'arrête sur la nouvelle saison, recherchant encore une fois des
joies très simples.
Je prends corps dans d'autres courbes lumineuses, mélangeant leurs tons chauds.
De chemins en sentiers, et de GR en escalades, je m'habitue à ces heures
qui apportent sérénité et renouveau à regarder le temps qui défile et
s'échappe, à écouter le bruit du vent dans les branchages.
Son chant a recomposé ce que son cri a déchiré.
Là sur mon vieux cahier barbouillé de mots raturés, remisé aux
oubliettes, pour un temps, j'en oublie la prochaine saison qui va se
dérouler plus lentement, avec ses jours plus courts.
Ce sera l'âpreté de l'hiver ; ça sera demain.
Si je suis parvenue enfin au coeur de ma mémoire ravivée, au récit que
j'ai donné, au fur et à mesure que j'ai cherché au plus profond de moi,
j'ai raconté....
J'ai pu recueillir et ressusciter tous les souvenirs que j'espérais voir
accourir vers moi, les voyant défiler à la queue leu leu, les uns
derrière les autres, en ordre, ou pas, pas toujours.
D'autres aboutissent jusqu'à moi avec complexité, et j'ai dû les arracher parfois violemment, d'aussi loin que je le pouvais.
Je les recueille enfin, assouplis les souvenirs, et je les conserve au
nom de la famille, dans le plus petit de mes replis secrets, là où ils
se sont terrés, où ils ont été enfermés.
Plus je raconte, et plus je me souviens.
En évoquant maman, papa, les miens, je les ai rencontrés dans mon
imaginaire, et je me suis retrouvée, le les ai retrouvés, en tentant de
comprendre qui je suis aujourd'hui, et d'où je viens.
Reconnaissante.
J'ai souhaité offrir ce livre de mémoire à Maman, le livre de sa vie, et à ma famille, pour nos origines.
Un souvenir me vient à l'esprit, clairement distinct... devant la
maisonnette un large tronc d'arbre est coupé entouré de fourmilières.
J'observe
le va-et-vient de leurs occupants, leur travail collectif est
impressionnant, les galeries immenses, je les découvre avec amusement et
intérêt...
J'ai trois ans et quatre mois, et ma petite soeur Gigi vient de naître.
Le 1er juin 1949.
Je descends trois marches, bien trop hautes pour moi, soutenue par papa,
attentifs à ne pas glisser sur les mallons rouges récemment
encaustiqués.
Surtout ne pas trébucher aujourd'hui. Ne pas chuter dans l'escalier.
Mon coeur tremblant est suspendu à cette présentation.
Papa me précède et se dirige vers la petite chambre aménagée pour maman, et pour la naissance du bébé ;
un souffle léger de bonheur se balade dans la maisonnée.
Ils vont me présenter ma petite soeur.
J'aperçois maman dans la pénombre de la chambre, transpirante. Elle me
semble fatiguée ; là, plein de choses que je ne connais pas ici
habituellement : des cuvettes émaillées, des bassines d'eau, des
serviettes, du coton, une tiédeur humide, des tâches rosées sur les
draps, des odeurs de pharmacie et de médicaments... on me présente un
petit être tout fripé, tout rouge lui aussi.
C'est une petite fille, me dit-on. C'est ta soeur. Elle s'appelle Ginette.
Regarde comme elle est belle !
Du haut de ma petite enfance, je ne comprends pas trop ce que cela
signifie, si ce n'est que je n'aurais peut-être plus jamais la
préférence de maman, ni de papa. Je ne serais plus jamais la seule
enfant de la famille.
Mais pour l'instant, je n'y pense pas. Cela n'a pas vraiment d'importance.
Je suis heureuse de voir un petit être tout neuf, avec un joli nez, de
beaux yeux, de petites oreilles, et des doigts qui serrent d'autres
doigts, ceux de maman, et qui sourit pour l'instant.
Et moi là dedans, qu'est-ce que je deviens ?
"tiens prends-lui sa main, regarde comme elle te serre..."
"oh ! elle me serre fort les doigts...!"
Je réalise la grande chance qui vient de m'arriver, en un instant
devenir la petite mère de ma petite soeur, après maman, évidemment.
"Je pourrais la porter quand elle sera plus grande, je pourrai m'en occuper, dis maman ?"
...ça me plairait bien...
C'est un jour mémorable pour la famille, et pour moi surtout.
Je ne sais pas encore que faire un enfant, c'est lancer un défi à la mort, accepter le temps qui s'écoule.
J'ignore encore la relation fusionnelle qui se créera entre cette maman et son enfant.
Mais pour moi aujourd'hui, c'est une révolution. J'ai changé d'état.
De fille unique, je suis devenue la grande soeur de ce bébé qui vient
de naître à la vie, et j'ai la tête pleine d'interrogations.
Comment est-ce possible que du ventre arrondi de maman, cette chose-là ait pu sortir d'elle ?
Comment est-ce possible que cette petite enfant dans ses bras, et qui
pleure maintenant, soit devenue ma soeur, par quel miracle ?
Toutes ces questions me traversent l'esprit, et aucune réponse pour l'instant.
Personne pour y répondre.
Un instant de solitude m'assaille. J'ai grandi d'un seul coup, forcément.
*****
Un volet a claqué, c'est celui de ma chambre. De là-haut une musique s'échappe jusqu'à moi mélodieusement classique.
Curieuse, j'ai grimpé sur le rebord trop étroit de la commode bleue,
assortie à mon lit de la même couleur, lui-aussi, ornés tous deux
d'hirondelles en fer finement découpées, que je ne parviens pas à
soulever avec mes ongles rongés ou trop courts, et voir ce qu'il y a
dans les tiroirs, puisque je n'y suis pas autorisée. Justement
l'interdiction m'attire.
Et puis c'est l'heure de la sieste, et je n'aime pas dormir l'après-midi.
Je refuse la sieste. Maman ne l'entend pas de cette oreille et m'oblige à me coucher.
Maman, une fois redescendue de l'étage, je peux, quand je le veux,
devenir une grande personne, faire comme il me semble, vaquer à mes
occupations, sans rendre de compte à quiconque, surtout pas à maman.
Alors pour passer le temps, puisque je n'ai que trois ans pas encore et demi, je commets des bêtises, pendant ce temps de pause.
Une fois dans la chambre, seule, à ne pas vouloir dormir, j'invente des jeux interdits, dont seule j'établis les règles.
Aujourd'hui un de mes pieds ne parvient pas à trouver sa place sur
l'étroit rebord de la commode, tandis que l'autre sur le lit glisse. Et
moi, bien cramponnée au tiroir trop fermé, j'emporte la commode, en
arrière, sur le sol, dans un fracas retentissant.
Maman affolée, redescendue dans la cuisine pour s'occuper de ma petite
soeur, quatre à quatre remonte les escaliers, et me trouve les deux
jambes en l'air, et en pleurs, au milieu de la chambre, sonnée par la
chute, et plus encore par la peur de la réprimande.
Les deux tiroirs se sont ouverts dans la perte de l'équilibre, laissant
apercevoir ce que je voulais connaître, en secret. Ce sont des documents
familiaux sans grand intérêt pour une enfant de mon âge.
Mais ne dit-on pas que la curiosité est un vilain défaut. Ce jour-là je l'ai découvert à mon détriment...
Hier comme aujourd'hui, je ne veux pas dormir, et pour m'occuper, comme
je ne peux rien faire, j'écoute sur la dernière marche des escaliers,
juste avant ma chambre, j'écoute les grands, qui en bas, boivent le
café.
Ce sont des paroles d'adultes. Je ne comprends pas tout. Mais c'est mieux que de dormir. J'écoute, pleine de curiosités.
Je suis suspendue à la voix de maman, et j'épie ses va-et-vient et me
tiens prête à regagner mon lit, si elle a la mauvaise idée de venir
vérifier ce que je fais. Et ça arrive....
Den
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C'est un vrai travail de mémoire, un beau texte émouvant. Bravo, Den.
RépondreSupprimerC'est aussi une transmission, un héritage.
Merci Anne pour tes mots qui me touchent à mon tour.
SupprimerPour transmettre et surtout ne pas oublier...
J'ai rédigé ce fascicule de mémoire pour maman, évidemment, mais aussi pour mes petits-enfants qui en ce jour d'anniversaire - le 30 décembre - ont reçu de ma part un exemplaire qui raconte l'histoire de leurs aïeux. Ils sont été touchés.... par des détails qu'ils découvraient, avides eux-mêmes de recherches....
Douce journée à toi.
Je t'embrasse.
Envie de pleurer en te lisant ça ressemble tellement à mes propres émotions quand je me plonge dans les souvenirs...
RépondreSupprimer"on me présente un petit être tout fripé, tout rouge lui aussi."
Exactement ce que j'ai ressenti j'avais 7 ans quand on m'a présentée cette petite soeur en me disant "regarde comme elle est belle"... Et oui, elle a toujours été la plus belle...
Touchée par ce que tu me dis là, Marie des jolis mots et des voyages, touchée par ton histoire que tu as retrouvée dans mes pages...
SupprimerMerci à toi de l'exprimer.
Douce semaine.